Sous bien des formes, les rapports « domination-servitude » font partie de la vie sur Terre. Cette relation singulière de dominant à dominé est pour le moins complexe. Chez de nombreuses espèces, animales (dont les humains) et végétales, ces rapports existent depuis des millions d’années, dans des buts bien précis : manger, se protéger, se reproduire, s’abriter, établir un territoire… Chacun des rapports « domination-servitude » à l’état naturel est bien souvent établi dans un respect, une contrepartie ou juste en quantité suffisante pour vivre. Il n’y a pas d’exagération. 

Quand bien même, s’il est parfaitement naturel pour des êtres vivants sociaux et grégaires d’établir des rapports d’autorité pour l’ordre et le bien du groupe, ces derniers n’en sont pas moins, le plus souvent, des rapports violents, cruels et, pour beaucoup d’entre eux, non-naturels en regard de ceux établis par les humains.

Depuis 250 000 à 300 000 ans, les humains foulent la Terre et depuis des milliers d’années, ils utilisent ces rapports de domination contre les animaux non humains, les végétaux, les minéraux et surtout les autres humains, pour des buts bien loin de la simple survie.

Il s’agit de dominer pour « le plaisir », « la compétition », « la carrière », « le pouvoir », « l’argent », « le profit » … autant dire rien de naturel et surtout rien de respectueux. C’est pourtant la fondation même de nos sociétés humaines d’aujourd’hui.

Comment en sommes-nous arrivés là ?

Tout commence il y a environ 10 000 ans[1] quand les premières « villes » et « villages » connus sont apparus et que de plus en plus de groupes d’humains ont choisi de se sédentariser afin de garder et protéger un territoire choisi. C’est aussi dès cette période que l’agriculture, les propriétés, les biens matériels et les monnaies apparaissent. Devant cette avancée de constructions humaines, l’animisme quitte petit à petit les esprits pour se centrer sur l’humain seulement, en quittant en même temps notre premier lien avec la nature.

Bien vite, au rythme d’une population qui s’accroit rapidement, les villes s’agrandissent et une organisation stricte doit obligatoirement s’instaurer au sein des villes afin d’y nourrir et protéger les habitants et qu’il y fasse bon vivre. Le partage des ressources est alors primordial.

Les petites villes, ou plutôt villages, peuvent s’autogérer en besoins primaires : eau, nourriture, bois, textiles… mais plus les villes s’agrandissent, plus les besoins primaires augmentent et peuvent commencer à manquer en cas de situation inattendue ou d’urgence comme des famines, des maladies, des guerres…

Les famines sont apparues avec la sédentarité puisqu’auparavant, il suffisait de se déplacer pour trouver de la nourriture. De même, les épidémies sont très souvent associées à l’exploitation animale sous toutes ses formes (domestication, élevage, commerce, déplacement géographique…)[2]. Les guerres, elles, sont souvent le résultat des famines et épidémies qui pointent le bout de leur nez. Ces situations inattendues et d’urgence sanitaire, c’est ni plus ni moins ce que nous vivons aujourd’hui, au niveau mondial, à travers les guerres et la crise liée à la pandémie mondiale de SARS-Cov2.


Pour que l’organisation d’une ville soit optimale, les humains nomment bien volontiers des « chefs », qu’ils choisissent pour leurs qualités (intelligence, bienveillance, force, courage, volonté, sagesse…) afin d’assurer leur protection. Comme bon nombre d’animaux grégaires qui choisissent le même principe, c’est ainsi que nous vivons. Le « chef » se hisse donc à un statut différent des autres.

Ces « chefs » savent donc que les habitants sont dépendants d’eux et de leurs choix. En échange de leur protection, bien des « chefs » ont demandé des contreparties afin de se concentrer sur leur rôle primordial d’assurer la survie de la population.

À être tenus en aussi haute estime, certains d’entre eux sont arrivés à une conclusion qui leur paraissait simple : je suis chef, donc j’ai un statut différent, donc je suis privilégié, donc on me doit quelque chose. C’est à ce moment même que le rapport de domination prend effet, au moment où quelqu’un croit avoir droit, grâce à un simple privilège, à quelque chose que les autres n’ont pas, cassant par là-même les notions de partage et de bien commun que les humains ont pourtant particulièrement à cœur.

Le partage et le bien commun sont des fondements très importants pour les civilisations humaines et qui doivent toujours être préservés pour maintenir une harmonie au sein d’un même groupe.

Des études scientifiques démontrent même à quel point le partage et le bien commun sont importants et utiles pour prospérer.

D’autres études scientifiques démontrent également aujourd’hui que le seuil du nombre de connaissances entre individus est de 150 personnes au maximum[3]. Au-delà, nous nous éloignons naturellement de certains d’entre eux pour en choisir d’autres avec qui nous nous sentons mieux.

Il est un certain moment où le nombre de personnes est tellement élevé qu’il n’est plus possible de se connaître les uns les autres. Il est donc facile pour des personnes mal intentionnées d’en profiter.



[1] Source : « Sapiens », Yuval Noah Harari, Éditions Albin Michel
[2] Source : « Sapiens », Yuval Noah Harari, Éditions Albin Michel
[3] Source : « Sapiens », Yuval Noah Harari, Éditions Albin Michel

Nous comprenons donc bien vite que, si le partage et le bien commun sont détruits, que le nombre de personnes avec lesquelles nous vivons est trop important et que si d’autres facteurs aggravants viennent s’ajouter à la liste, dans une population d’individus très nombreux, les conditions sont idéales pour l’instauration d’une domination malveillante et donc d’une forme de servitude volontaire.

Qu’est-ce que la servitude volontaire exactement ?

La servitude volontaire est un état de dépendance complète envers quelqu’un (ou quelque chose) par une décision librement choisie et non imposée. 

Les rapports « domination-servitude » ont existé sous bien des formes et des noms : domptage des animaux, esclavage, contrôle des terres et des forêts, contrôle des populations, colonisation, patriarcat, salariat, éducation, parentalité, lois, pornographie, médecine, etc…

Tous ces rapports existent toujours à travers le monde et ne semblent pas décliner. Même si certains ont besoin d’être établis, l’exagération et la cruauté se font ressentir dans de nombreux domaines. Bien plus que cela, il existe alors une injustice profonde entre des êtres d’une même espèce, renforçant encore le déséquilibre de la population.

Très paradoxalement, il se trouve également que plus les humains sont assujettis et tyrannisés, plus ils seront dociles. Plus ont leur mentira, plus ils fermeront les yeux. Plus on leur prendra, plus ils donneront. Les peurs déclenchées au sein d’une population se retourneront alors contre elle.

De nombreuses personnes ont étudié et réalisé des recherches sur ce phénomène de servitude volontaire parmi les humains. L’un des pionniers est Etienne de la Boétie qui, en 1574, a écrit son célèbre « Discours de la servitude volontaire »[1].

Ce discours de quelques dizaines de pages a, certes, été écrit il y a bientôt 450 ans, mais il reste – étonnement – parfaitement dans l’air du temps. Car finalement, la société, la technologie, les connaissances dans certains domaines ont incroyablement évolué mais le fondement même de la société n’a pas changé. Ce fondement reste identique aux premières cités-états d’il y a plus de 10 000 ans et il est basé sur des lois à respecter et une hiérarchie pyramidale.

 


[1] Source : « Discours de la servitude volontaire », Etienne de la Boétie, Éditions Mille et une nuit

Selon Etienne de la Boétie, il y a trois facteurs primaires qui entrainent une servitude volontaire de l’ensemble d’une population.

1.

La naissance, l’éducation et l’habitude : un enfant né dans un lieu asservi, privé de liberté ne cherchera pas une réponse ou une vie meilleure et libre puisque qu’il n’éprouve aucune souffrance. Il nait asservi et est éduqué comme tel. Il est là, il vit, il a ce qu’on lui donne ou le peu qu’il arrive à obtenir par lui-même, si cela n’est pas trop. Contrairement à ses grands-parents qui ont peut-être connu la liberté et qui étaient prêts à tout pour la conserver, cet enfant n’éprouve pas le besoin de remettre en cause l’ordre établi. Les guerres de clans, puis de nations en sont un exemple. Un peuple se battra pour sa liberté ou récupérer un territoire fraichement perdu.

Nous sommes finalement élevés dans cette cage dorée, par des parents qui, eux même, ont grandi dans cette cage. L’éducation ne change pas.

Nos « pays riches » représentent d’une certaine manière une forme de cage dorée pour les populations qui y vivent : il y fait bon vivre puisque la majorité de la population mange à sa faim, a accès à tout et facilement, peut se déplacer « librement », peut se divertir et travailler jusqu’à saturation…

Le problème aujourd’hui, c’est que nous sommes tous des enfants nés en cage depuis des milliers d’années, ce qui fait que plus personne ne se souvient du goût de la réelle liberté…

Nous nous contentons simplement de crier à l’aide quand le peu de liberté qu’il nous reste nous est enlevée.

2.

Le manque de vaillance : une population contrainte et éduquée dans la servitude n’a plus la vaillance, le courage et l’envie de regagner sa liberté. Elle trouvera plus facile de se laisser assujettir et tyranniser plutôt que de se battre durement pour recouvrer sa liberté. La population est maintenue dans la peur, l’oppression et surtout dans l’ignorance afin qu’elle ne sache plus comment s’en sortir.

Plus une population est asservie, plus elle se laissera faire et plus elle perdra confiance en elle, en ses capacités et ses forces. C’est un rapport très semblable à celui qui existe entre un manipulateur pervers narcissique et sa victime, mais à grande échelle. Ce cercle vicieux semblera sans fin tant qu’une prise de conscience collective n’aura pas eu lieu. On donne alors à la population des distractions pour l’occuper avant qu’elle ne tombe malade.

Les distractions sont un moyen parfait pour asservir une population : de tout temps, différentes distractions ont été mises en place afin que la population s’amuse et s’occupe en passant à côté de l’essentiel.

C’est en comprenant cela que l’ancien tyran Cyrus créa des bordels, des tavernes et des jeux publics en obligeant les Lydiens à y aller lors du siège de leur ville. Cette obligation ne dura pas longtemps et bientôt des habitants y allèrent d’eux-mêmes en oubliant que le tyran assiégeait leur ville et les gardait prisonniers. C’est ainsi que Néron, César et bien d’autres firent de même avec des banquets, des jeux, des théâtres, des gladiateurs, les bêtes curieuses, les spectacles…

Cela n’a pas non plus changé de nos jours. Ce n’est pas tout à fait le même type de divertissement qu’avant, et pourtant, combien de temps passons-nous à nous divertir chaque semaine ?

3.

La hiérarchie pyramidale : ce type d’organisation peut prendre naturellement sa source au sein d’un groupe, afin, par exemple, de gouverner une ville. Un « chef » est désigné (ou prend le pouvoir par la force) pour gouverner cette ville, il sera en haut de la pyramide. S’en suivent des « sous-chefs », choisis pour aider le « chef » à réaliser ses tâches de protecteur et gouvernant afin que la ville prospère au mieux. Ces « sous-chefs » peuvent eux-mêmes être aidés de « sous sous-chefs » si la charge de travail est trop importante et qui seront désignés pour être en lien direct avec la population. Enfin vient toute la population, qui se retrouve, en somme, tout en bas de la pyramide bien qu’elle représente le plus grand nombre.

Si la personne en haut de la pyramide est bienveillante, elle saura s’entourer de personnes majoritairement bienveillantes et la ville prospérera dans son ensemble. Si, au contraire, c’est une personne malveillante, son entourage le sera aussi : la psychologie humaine est faite ainsi, une personne attirée par l’argent et le pouvoir sera automatiquement très attractive pour le même type de personnes. Ils pourront ensuite se partager le butin… et pourtant, ces « sous-chefs », pensant être à la bonne place, sont en fait les premiers grands dominés de la pyramide. Ils sont volontiers prêts à tout et à toutes les atrocités afin de garder leur statut de privilégiés. Cela ne change pas non plus depuis des milliers d’années.

Bien des horreurs et des injustices ont été commises sur des milliers de peuples à travers les âges par des tyrans placés au sommet de la pyramide.

Pourtant à l’époque, il n’eut pas fallu combattre le mauvais « chef ou lui ôter quelque chose, il aurait suffi de ne rien lui donner… car au fond, il ne s’agit que d’un humain ni plus, ni moins.

À qui la faute ?

Nul ne le sait… mais il semblerait que la population est à la fois victime et coupable.

La population est victime, alors qu’elle a donné toute sa confiance à des représentants. Lesquels représentants, dont beaucoup sont des tyrans, ont bafoué cette confiance pour servir leurs intérêts au lieu de faire ce pour quoi ils ont été choisis au départ. Ils deviennent des « mange-peuple » inventant à chaque siècle de nouveaux types de dominations et ils devenant de plus en plus corrompus car plus ils pillent, plus ils exigent et plus ils obtiennent, plus ils se déshumanisent.

Sachant que le rôle des plus forts n’a jamais été de détruire les plus faibles, mais au contraire de les aider. S’aider les uns les autres, c’est en tout cas comme cela que nous avons fonctionné pendant des centaines de milliers d’années (sinon nous ne serions pas là) bien avant l’époque des cités-États et de leurs tyrans et c’est aussi comme cela que tous les autres êtres vivants sociaux et grégaires fonctionnent. Il n’y a qu’à observer comment une meute de loups ou un groupe de grands singes fonctionne et c’est ce qui ressemble le plus à la manière dont nous, humains, fonctionnons naturellement.

Et pourtant, si on naissait dans un endroit neutre et libre, sans domination, sans frontières, avec de quoi vivre abondamment et paisiblement, il est certain que jamais nous ne choisirions la servitude et le besoin de domination.

La population est coupable, d’avoir donné sa confiance aveuglément sans même connaître réellement les représentants choisis, d’être tombée dans la servitude, choisissant la facilité et l’oisiveté, en suivant des ordres contre nature à la lettre, coupable de n’avoir pas su ou pu préserver sa liberté et les valeurs communes qui sont pourtant les véritables biens d’un peuple. Nous avons le devoir de notre propre bien-être et du partage avec ceux que l’on aime.

Chez toutes les autres espèces, dès qu’un « chef » n’établit plus sont rôle, il est tué ou chassé afin qu’un membre mieux adapté vienne le remplacer.

Malheureusement, nous ne saurons sûrement jamais à quel moment les « chefs » humains ont privilégié la voie du profit à celle de la raison et à quel moment les populations ont baissé les bras pour abandonner leurs propres vies afin de nourrir la puissance d’un seul. Sans doute y a-t-il toujours eu de bons et de mauvais chefs, peut-être en existe-t-il encore de bienveillants – comment savoir… ? – et peut-être que finalement les humains préfèrent souffrir profondément . Ce qui expliquerait pourquoi ils ne se battent plus pour leurs besoins vitaux et leur liberté…

Tous ces mauvais rapports sont tellement néfastes, injustes et traumatisants pour le bien-être de l’humanité, qu’il est difficile de comprendre que cela puisse continuer.

Faut-il que les civilisations humaines continuent d’évoluer doucement alors qu’elles reposent sur une base corrompue depuis 10 000 ans ? Ou doivent-elles se détacher complètement de cette base pour recommencer à zéro ?

La présente vérité est que nous sommes aujourd’hui près de 8 milliards d’êtres humains, dans des villes de plus en plus grandes, à la fois connectées et déconnectées en tous sens, nous sommes victimes et coupables de notre servitude, ne sachant plus ce qui est vraiment à nous, dénaturés, la vigilance tombée dans l’oubli. Nous sommes les grands déshérités de la liberté, du partage, des valeurs et du bien commun, à la fois dominants envers beaucoup d’êtres vivants et asservis par d’autres, dans des nations complexes où « le plaisir », « la compétition », « le pouvoir », « l’argent », « le profit » sont passés au-delà de la barrière des besoins vitaux. Le schéma « domination-servitude » ne cesse de grandir et le fossé entre pauvres et riches grandit d’année en année.

Les dernières questions sont donc : que nous reste-t-il vraiment et quand la servitude cessera-t-elle ?

Crédit illustrations : Eloïse Le Roux