Fiche Pédagogique –  Anarchisme

par Jean-Christophe Anna

Anarchisme ?

 

« Ni dieu ni maître ! », cette célèbre devise anarchiste illustre à merveille l’esprit de l’anarchisme : l’absence d’autorité divine ou politique, ou encore l’absence de pouvoir – et donc de domination – exercé par un individu (chef) ou un groupe d’individu (gouvernement), dans l’organisation sociale. Cela ne signifie en aucun cas l’absence de règles ou de lois (anomie), mais leur élaboration par le peuple.
L’anarchisme promeut l’auto-organisation, l’autogestion des citoyen·e·s dans une approche de pure démocratie directe, excluant tout rapport de domination.

Ni Dieu, ni Maître Tancrède Ramonet – Temps Noir et Arte – 2016

La naissance de l’anarchisme

« À la fin des années 1870, dans la queue de comète de la Première Internationale, une poignée d’ex-communards, d’ouvriers russes, de révolutionnaires russes en exil et de maquisards italiens se retrouvent autour des idées de Michel Bakounine. Répudiant la voie parlementaire, aspirant au communisme, ils fondent un mouvement nouveau. Qui, peu à peu, a défini ses fondamentaux. » Guillaume Davranche – Dix questions sur l’anarchisme – Libertalia, 2020

Comme le souligne très justement l’auteur, deux approches sont possibles pour appréhender l’origine de l’anarchisme.
D’un côté l’humanité s’est toujours caractérisée par une tendance profonde et intemporelle à rejeter l’autorité. De l’autre, l’anarchisme en tant que courant politique est né au sein du socialisme révolutionnaire, entre 1876 et 1880 lorsqu’un regroupement de militant·e·s révolutionnaires italiens, suisses, français et russes ont commencé à revendiquer cette étiquette.

La genèse (1840-1865)
Depuis la Révolution française, le mot « anarchiste » est connoté négativement, il désigne alors les fauteurs de troubles, émeutiers et pillards profitant des périodes révolutionnaires. Le tout premier à lui donner un sens positif est Pierre-Joseph Proudhon dans son premier livre Qu’est-ce que la propriété ?.
« La plus haute perfection de la société se trouve dans l’union de l’ordre et de l’anarchie ». Soit pour Guillaume Davranche, une harmonie sans coercition. Si l’anarchisme naît réellement que quinze ans après la mort de l’ouvrier autodidacte, le mouvement anarchiste s’inspirera du socialisme non étatique, fédéraliste et autogestionnaire de Proudhon tout en rejetant l’attachement de ce dernier à la petite propriété, à l’économie de marché et au patriarcat.

La gestation (1865-1876)
C’est au sein de l’Association Internationale des Travailleurs (AIT), née en 1865 et dite aussi « Première Internationale », que les idées fédéralistes et autogestionnaires de Proudhon sont reprises par Michel Bakounine, révolutionnaire russe, qui leur donne une tournure collectiviste et non patricarcale. S’il n’emploie pas beaucoup plus le terme que Proudhon, il apparaît comme la figure tutélaire de l’anarchisme. À partir de 1870, un clivage éclate au sein de l’AIT sur l’attitude à adopter vis-à-vis de l’État. Les bakouninistes, futurs anarchistes, prônent le boycott des élections et la révolution sociale. Les marxistes sont favorables à l’action parlementaire. Cette querelle aboutit à une scission en 1872. Après le départ des marxistes, l’AIT « antiautoritaire » est animée par plusieurs courants. Les Britanniques et les Belges évoluent vers le réformisme parlementaire. Les Italiens et les Français sont de plus en plus tentés par le passage à l’actin armée. Les Suisses et les Espagnols s’inspirent de la stratégie syndicaliste envisagée par Bakounine à la fin de sa vie.

La naissance (1876-1881)
C’est en 1879-1880, lors des deux congrès de la Fédération jurassienne de l’ex-AIT (dont l’ultime congrès s’est tenu en 1877) à La Chaux-de-Fonds, que les Italiens Costa et Cafiero, le Russe Kropotkine et les Français Pindy, Brousse et Élisée Reclus vont officiellement adopter le terme « anarchiste » pour nommer leur tendance tout en en précisant la doctrine communiste et la stratégie insurrectionnaliste. Lors de son congrès annuel de 1879, la Fédération jurassienne adopte pour but « 1. le communisme anarchiste (…), avec le collectivisme comme forme transitoire de la propriété ; 2. l’abolition de toute forme de gouvernement et la libre fédération des groupes producteurs et consommateurs ». Lors du congrès de 1870, le collectivisme (propriété collective des moyens de production) est répudié au profit du seul communisme anarchiste et la commune est reconnue comme la cellule de base de la société future. Le principal théoricien de ce mouvement anarchiste naissant est Pierre Kropotkine. Jusqu’à ce que Lénine s’empare du terme en 1918, le mot « communiste » est quasi synonyme d’anarchiste. En 1881, en France, l’anarchisme s’autonomise pleinement du mouvement socialiste et adopter un emblème distinct : le drapeau noir.

De l’insurrectionnalisme au syndicalisme
Le mouvement anarchiste va vivre une évolution stratégique progressive, de la propagande par le fait au syndicalisme en passant par l’insurrectionnalisme. Ainsi pendant une dizaine d’années, le mouvement privilégie les actes illégaux spectaculaires (attentats contre les symboles du pouvoir, soulèvement des ouvriers au chômage) pour exciter la révolte populaire. À partir de 1888, le mouvement français change de stratégie pour renverser l’ordre capitaliste en optant pour la grève générale. Mais les plus insurrectionnels refusent cet assagissement. Entre 1892 et 1894, Ravachol initie une vague d’attentats qui aboutit à une implacable répression (perquisitions, fermeture des journaux, passages à tabac, prison) et au quasi démantèlement du mouvement. Bon nombre de militant·e·s se réfugient à l’étranger. De retour d’exil au début du XXème siècle, les anarchistes s’investissent dans le syndicalisme révolutionnaire et le grève-généralisme.
« C’est de cette époque que date la morphologie dominante dans le mouvement anarchiste : d’une part l’organisation spécifique, d’autre part l’action dans les mouvements populaires de masse. » Guillaume Davranche – Dix questions sur l’anarchisme – Libertalia, 2020

Libertaire ?


« Il semble que l’usage politique du mot libertaire ait commencé en 1857 avec un quarante-huitard français en exil à New-York. Ouvrier poète, amateur de néologismes, Joseph Déjacque (1825-1865) publia un pamphlet contre l’antiféminisme de Proudhon, l’accusant d’être un « libéral » – partisan du libre-échange – et non un « libertaire » – partisan de la liberté. Proudhon reprit d’ailleurs le mot dans ses écrits, sans le définir davantage. Vingt ans plus tard, les premiers groupes anarchistes français s’emparèrent pleinement du terme, faisant de « communisme libertaire » l’équivalent de « communisme anarchiste ». Ils en défendirent même le projet dans les congrès socialistes de 1880 et 18881. Dès la décennie suivante, les termes « anarchiste » et « libertaire » étaient devenus synonymes.  » Guillaume Davranche – Dix questions sur l’anarchisme – Libertalia, 2020

La couleur du drapeau

« C’est en 1883, en France,  que le mouvement anarchiste s’est, pour la première fois, approprié le drapeau noir. Une vouleur exprimant « le deuil de nos morts et de nos illusions » expliqua Louise Michel le 18 mars, lors d’une commémoration de la Commune de Paris. Il s’agissait alors essentiellement de se distinguer des autres fractions socialistes, qui arboraient toutes le drapeau rouge. Cinq mois plus tard, les anarchistes lyonnais rebaptisaient leur journal « Le Drapeau noir », hommage au drapeau des canuts insurgés en 1831, serait désormais le leur. Dès lors, le mouvement anarchiste se mit à l’arborer souvent à égalité avec le drapeau rouge.
Le drapeau tranché rouge et noir, lui, a été inventé en Espagne. Il aurait été arboré pour la première fois lors du 1er mai 1931 à Barcelone, pour symboliser l’union des syndicalistes et des anarchistes dans la lutte. Devenu le drapeau officiel de la CNT, il fut poularisé dans le monde entier par la révolution espagnole de 1936.
De nos jours, le dreapeau noir est plutôt utilisé par les organisations synthétistes, tandis que les anarcho-syndicalistes, plate-formistes et espécifistes préfèrent le rouge et noir. 
» Guillaume Davranche – Dix questions sur l’anarchisme – Libertalia, 2020

Le projet économique

« Pour évoquer le projet anarchiste, le choix de commencer par la partie économique ne doit rien au hasard. L’abolition du capitalisme, du marché, et la distribution égalitaire des richesses sont une condition sine qua non pour l’épanouissement d’un système démocratique et écologique, propice à la dissolution des hiérarchies sexistes et racistes. » Guillaume Davranche – Dix questions sur l’anarchisme – Libertalia, 2020

Selon l’auteur, la dimension économique du projet anarchiste se caractérise par 6 principes :
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  • Socialisation
    Les infrastructures de production et d’échange vitales pour l’ensemble de la société ne doivent être confisquées ni par une classe d’actionnaires capitalistes (la propriété privée des entreprises défendue par les libéraux), ni par une bureaucratie étatique (l’étatisation préconisée par les marxistes-léninistes), ni même par une corporation particulière de travailleurs. Elles doivent être propriété sociale, c’est à dire appartenir à toute la société, sous le contrôle de l’échelon le plus approprié : des fédérations d’industries le plus souvent, des collectivités territoriales parfois.
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  • Autogestion
    C’est aux personnes travaillant dans une entreprise d’organiser leur travail. Il leur appartient de le transformer en profondeur, de l’émanciper des pires inventions du capitalisme (contrôle, compétition, aliénation), de tester les autres métiers et forcément de se former tout au long de sa vie professionnelle. C’est donc l’opportunité de redéfinir les métiers et de remettre en cause la hiérarchie entre travail manuel et intellectuel, ingénieurs et ouvriers
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  • Planification démocratique
    Autogestion du travail ne signifie pas fixation libre des objectifs de production par l’établissement en question. Ils font l’objet d’une concertation avec la fédération industrielle ou la collectivité territoriale de tutelle, en fonction des besoins de la population établis dans les grandes lignes (modèle alimentaire, modèle énergétique, modèle éducatif…) par la population elle-même et dans le détail par des organismes de prospective et de statistiques.
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  • Communisme
    En 1879-1880, le mouvement anarchiste abandonne le collectivisme – « À chacun selon ses oeuvres », chacun·e étant rétribué·e en fonction du travail fourni (en quantité) – pour adopter le communisme – « De chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins », chacun·e peut travailler librement et consommer sans limitation. Théorisé par Marx et Bakounine, le collectivisme supposait de définir une valeur travail, fondée sur le temps ou sur la tâche effectuée. En revanche le communisme considérait que la production moderne excède largement la consommation et qu’il est donc inutile de quantifier.
    Aujourd’hui, le mouvement anarchiste a pris conscience de la finitude de la planète. Il n’envisage donc plus le communisme en ces termes et souhaite déconstruire les inégalités au sein du travail, la pénibilité étant différente d’un métier à l’autre.
    « Le point d’équilibre à atteindre, c’est l’adéquation entre les besoins de la population, les capacités productives et les capacités de la biosphère. Jamais le capitalisme ne le permettra ; c’est le grand défi du communisme libertaire. » Guillaume Davranche – Dix questions sur l’anarchisme – Libertalia, 2020
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  • Nouveau contrat social
    Voilà à quoi pourrait ressembler dans une économie socialisée : en échange de sa contribution à la société, chacun·e aurait un accès illimité aux services « communisés » et un accès plafonné aux biens de consommation, avec chaque mois un crédit impossible à accumuler d’un mois sur l’autre. Dans une telle société, il n’y aurait plus ni riches, ni pauvres, ni de hiérarchie associée aux différentes catégories par niveau de richesse.
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  • Égalité de rétribution, équité dans la contribution
    Étant donné que la pénibilité des différents métiers ne sera jamais la même, la contribution pourrait être différente en fonction de l’effort demandé par chaque métier pour une égalité de rétribution. Pour éviter un déficit de candidat·e·s sur les métiers les plus pénibles, ceux-ci pourraient être revalorisés via une bonification comme une réduction spécifique du temps de travail. Soit un moyen de rendre enfin justice aux métiers les plus mal payés et les moins estimés par le capitalisme.

Le projet démocratique

« Dès lors que l’appareil productif n’est plus entre les mains d’une classe privilégiée s’ouvre un vaste champ de possibilités. Alors que dans le capitalisme, c’est le marché qui décide de l’essentiel, la socialisation de l’économie doit transférer ce pouvoir versla collectivité… À condition qu’un véritable pouvoir populaire se substitue au pouvoir d’État. » Guillaume Davranche – Dix questions sur l’anarchisme – Libertalia, 2020

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De l’État à la fédération autogestionnaire et à la souveraineté populaire

L’anarchisme prône la destruction de l’État – système autoritaire structuré/imposé du haut vers le bas – et son remplacement par un système d’autogouvernement fédéral, structuré « de bas en haut et de la périphérie vers le centre » encadrant l’exercice d’un authentique pouvoir populaire. Les cellules de base de la société (communes ou biorégions) sont organisées en fédération (ou confédération) autogestionnaire.
Comme le souligne Guillaume Davranche, l’antiétatisme (néo)libéral est une pure escroquerie. En effet, le néolibéralisme, initié par Regan et Thatcher au début des années 1980, souhaite à la fois « moins d’État » pour libérer les marchés et « plus d’État » policier et militaire pour contrôler les populations et les ressources stratégiques à l’étranger. Cet objectif de destruction de l’État différencie le mouvement anarchiste :

  • de la gauche étatiste soucieuse de préserver le « compromis social-démocrate », entre l’État régalien (le pouvoir aux capitalistes) et l’État providence (des garanties sociales pour le prolétariat), dont les capitalistes ne veulent plus (démantèlement des services publics et de la protection sociale). 
  • du marxisme qui envisage l’État comme la superstructure politique du capitalisme et voit sa disparition accompagner la transformation de l’infrastructure économique. L’anarchisme considère l’appareil d’État comme une structure autonome dont la logique est de s’autoreproduire en engendrant une technocratie privilégiée.

 

Principe de subsidiarité et Mandat impératif
Le fédéralisme se caractérise par le principe de subsidiarité : chaque échelon territorial gère les affaires qui le concernent directement, sans ingérence de l’échelon supérieur.
Les élu·e·s dans les conseils communaux, régionaux, et au conseil central, n’ont pas carte blanche, mais mandat d’appliquer les grandes orientations validées démocratiquement. Ce mandat impératif est assorti de verrous démocratiques : révocabilité, renouvellement limité.
Même si l’anarchisme vise notamment la suppression des rapports de domination, les décisions reviendraient à la souveraineté populaire. Les différentes tendances politiques sur les grands sujets de société ne disparaîtraient donc pas pour  autant. Afin d’éviter un assembléisme perpétuel qui risquerait fort d’être contre-productif, l’anarchisme préconise la pratique de consultations régulières de la population, à chaque échelon pertinent, mais bien entendu en l’absence totale de lobbies et acteurs capitalistes qui altèrent le débat en faisant prévaloir leurs intérêts particuliers au mépris de l’intérêt général.
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L’approche écologiste

« L’accélération de la crise écologique – dont le réchauffement climatique n’est qu’un aspect – bouleverse toute la temporalité politique. Soit on socialise l’économie et on la réoriente radicalement avant que la situation ne soit irréversible, soit on n’y parvient pas dans les temps, et l’effondrement qui menace peut ouvrir une ère révolutionnaire. Les sociétés devront alors se réinventer, dans un environnement plus contraignant. Dans les deux cas, l’anarchisme propose des réponses. » Guillaume Davranche – Dix questions sur l’anarchisme – Libertalia, 2020

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Les livres incontournables

L’anarchie expliquée à mon père

T. Déri et F. Dupuis-Déri

LUX – 2018

Histoire mondiale de l’anarchie

G. Manfredonia et T. Ramonet

Arte éditions – Textuel

Pour un municipalisme libertaire

Murray Bookchin

Atelier de création libertaire

Dix questions sur l’anarchisme 

Guillaume Davranche

Éditions Libertalia – 2020

Le municipalisme libertaire

Janet Biehl

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