En quelques étapes, trop courtes sans doute, dans cette structuration de la pensée du vivant telle que nous l’entendons, nous voici arrivés, après Lovelock et le retour consacré à Gaïa dans le dernier quart du XXème siècle, à aujourd’hui, au XXIème siècle, presque demain… Et désormais il nous faut faire « face à Gaïa ».  Parallèlement et en continuité de l’approche lovelockienne du vivant à partir des années 70, se constitue dans le champ des sciences humaines une approche anthropologique critique du vivant. Elle prends appui sur les analyses et les œuvres des deux auteurs par bien des points convergents Philippe Descola et Bruno Latour.

Bruno Latour : une anthropologie symétrique

Bruno Latour est un sociologue et un philosophe des sciences contemporain ; et l’un des auteurs les plus renommés dans ce domaine, en particulier aux États-Unis.

Bruno Latour
Connu pour ses travaux en sociologie des sciences, il a mené des enquêtes de terrain où il observe des scientifiques au travail et décrit le processus de recherche scientifique d’abord comme une construction sociale. Il a également mis en cause l’exclusivité des matériaux « sociaux » dans la « construction » des faits scientifiques, abandonnant le constructivisme social pour une théorie plus large de l’acteur-réseau. En 2007, Bruno Latour est classé parmi les dix chercheurs les plus cités en sciences humaines. Il jouit d’une certaine notoriété dans le monde académique anglophone, où une journaliste l’a une fois décrit comme « le plus célèbre et le plus incompris des philosophes français ».

Bruno Latour est un sociologue, anthropologue et philosophe des sciences français né le 22 juin 1947 à Beaune.
Après avoir été assistant de Jean-Jacques Salomon au CNAM, puis avoir enseigné à l’École des mines de Paris, de 1982 à 2006, il est depuis septembre 2006 professeur à l’Institut d’études politiques de Paris. En septembre 2007, il devient directeur scientifique et directeur adjoint de Sciences-Po. En 2009, il participe à la création du Médialab.

Il a développé une méthode originale d’approche de l’activité des scientifiques qui est l’anthropologie symétrique . Le projet d’une telle anthropologie est de soumettre au même regard critique, les objets et les concepts, que l’activité humaine, au travers de l’histoire sociale et intellectuelle, a mis en ordre de penser et d’agir, en les hiérarchisant et en les dotant de valeurs différentes dans des institutions qui sont aussi des théories qui fonctionnent comme des représentations du monde. Le projet est là de mettre à l’épreuves les prétentions des humains à dire le monde et sa vérité, en traçant les élaborations et le fonctionnement de ces « institutions », selon la théorie dite de l’acteur réseau . L’un des enjeux de cette approche est de décrypter les  « illusions »  de ceux qu’il appelle « les modernes » – nous les occidentaux héritiers des Lumières. Ses premières œuvres en ce sens sont «  Nous n’avons jamais été modernes . Essai d’anthropologie symétrique »  (1991), « Politique de la nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie » ( 1999), « Enquête sur les mode d’existence » ( 2012).
Ce travail théorique qui s’est avéré fondateur d’une approche exigeante de l’écologie politique, avec « Politique de la nature », s’est poursuivi en 2015 avec le petit livre à visée d’interpellation   « où atterrir ? Comment s’orienter en politique » . Mais c’est sans doute avec les 8 conférences sur le nouveau régime climatique du Gifford ‘s College, reprises dans l’ouvrage « Face à Gaïa » que Bruno Latour  prend véritablement pied dans le débat écologique, et d’y introduire une voix dissonante, troublante, voire critique du point de vue interne comme dans son dernier ouvrage qui vient de sortir début janvier 2022 aux éditions La découverteLes empêcheurs de penser en rond  – « Mémo sur la nouvelle classe écologique » (voir la vidéo ci-dessous)

Dans cet ouvrage qui poursuit la réflexion entamée dans Nous n’avons jamais été modernes (1994), Bruno Latour s’attache à montrer comment concevoir ensemble le collectif des hommes et de la nature. L’auteur formule la nécessité de réintégrer dans la réflexion sur nos démocraties des questions laissées jusqu’ici aux scientifiques, qui concernent pourtant la vie publique. L’auteur s’attaque au projet de l’écologie politique, en l’interrogeant à la lumière de l’anthropologie symétrique dont il s’est fait le champion. Selon ce point de vue, ni l’écologie, ni la politique ne sont en mesure d’articuler les faits avec les valeurs, c’est-à-dire la nature souvent perçue comme « indiscutable » avec la parole publique, ou encore l’autorité (des sciences) et la parole (politique). L’ouvrage propose une alternative à ces oppositions qui ne tiennent plus, au vu des travaux de la sociologie des sciences. Il ne s’agit donc pas de politiser les sciences, mais de tirer les conséquences, pour la philosophie politique, de la place à laquelle nous avons mis la nature.

[extrait d’un article de recension du livre de Bruno Latour « Politiques de la nature » sur le site OpenEdition]

C’est là dans « Face à Gaïa » que peut se lire, dans ce cadre de l’anthropologie symétrique, l’interrogation sur la nature du vivant, et des rapports et limites entre les humains et les non-humains.  Au moment de la sortie du livre,  il rappelle cette contradiction que « Malgré le succès [proclamé] de la COP21, rien n’a changé » …

Ce faisant, il s’appuie et reprend les fondements de « l’hypothèse Gaïa » de James Lovelock  pour les soumettre à l’épreuve, en en précisant la vision, non pas celle de la totalité d’une planète bleue, vue de l’espace comme un astre parmi les astres, mais comme « une mince pellicule de vie »  dans laquelle nous sommes englobés et qui possède  cette propriété d’être devenue politique . Ainsi « Gaïa » lui apparaît t-elle comme un concept intéressant car mettant en tension,  l’abstraction économique des flux financiers , circulant à toute vitesse de manière globalisée (la mondialisation) et la matérialité de l’interdépendance de l’ensemble des créatures avec qui nous partageons  ce mince espace de vie.

« Gaïa est à la fois une nouvelle blessure narcissique qui nous décentre, et un recentrement sur notre activité humaine qui menace la vie de cette pellicule dans laquelle nous sommes installés » Bruno Latour


Faire face à Gaïa,  ce n’est pas donc pas pour Bruno Latour, la même chose que d’être dans la nature. C’est découvrir tout le poids politique de notre responsabilité, de la situation à laquelle nous sommes confrontés, et ne pas pouvoir évacuer la question écologique.

Philippe Descola : Une « anthropologie de la nature »

Philippe Descola interroge le rapport Nature/Culture, lui qui a été l’élève de Claude Levi-Strauss l’un de ceux qui a posé avec le plus de force cette question au cœur de l’anthropologie structurale dont il fut l’initiateur. Philippe Descola  reprend cette question longtemps mise au cœur de la définition de l’homme et de sa spécificité, en explorant comment notre propre système de pensée occidental, l’a imposé au regard d’autres manières de composer le monde.

Philippe Descola
Professeur au Collège de France de 2000 à 2019 dans la chaire d’Anthropologie de la nature, Philippe Descola y a dirigé jusqu’en 2013 le laboratoire d’anthropologie sociale Parmi ses nombreux ouvrages, son livre maitre est intitulé « Par delà nature et culture ». Il a écrit aussi « L’Écologie des autres. L’anthropologie et la question de la nature (Quae, 2011) une réflexion épistémologique sur la façon dont les sciences sociales abordent les rapports entre sociétés et environnement. Prenant la forme d’un dialogue avec le philosophe Pierre Charbonnier, La Composition des mondes (Flammarion, 2014, traduit en espagnol) est une réflexion rétrospective sur l’évolution et les étapes, tant ethnologiques qu’anthropologiques, de l’œuvre de Philippe Descola qui offre l’occasion tout à la fois d’éclaircir certains enjeux contemporains de sa pensée et de mieux préciser le contexte intellectuel dans lequel elle s’est constituée

Philippe Descola, né en 1949 à Paris, a d’abord fait des études de philosophie à l’École normale supérieure de Saint-Cloud avant de se former à l’ethnologie à l’université Paris-X et à l’École pratique des hautes études (VIe section). Chargé de mission par le CNRS, il mène une enquête ethnographique de 1976 à 1979 chez les Jivaros Achuar de l’Amazonie équatorienne dont il étudie plus particulièrement les relations à l’environnement, sujet de la thèse de doctorat d’ethnologie qu’il soutient en 1983 sous la direction de Claude Lévi-Strauss. Puis il rejoint l’École des hautes études en sciences sociales (maître de conférences en 1984, directeur d’études en 1989) où il développe au fil des ans, lors de son séminaire hebdomadaire, une anthropologie comparative des rapports entre humains et non-humains.

Descola par l’effort de compréhension de l’univers mental des indiens Achuars d’Amazonie, mais aussi plus matériellement par l’observation ethnologique des modalités pratiques d’échanges avec les êtres et objets composants leur monde,  a pu mettre en évidence que l’universalité prêtée à la figure de la Nature ne tenait pas à l’épreuve des réalités contrastées du monde.
Ainsi dans son livre clé « Par-delà nature et culture », il décrit et décrypte  la matrice structurelle des 4 cosmologies qu’il identifie,  susceptibles de rendre compte de l’ordre du monde dans des univers ontologiques contrastés ou « opposés ».
Il montre en particulier comment notre propre ontologie qu’ il appelle « naturaliste dualiste », qui emprunte ses termes à une représentation cartésienne du monde, s’oppose terme à terme à une vision animiste (caractéristique en particulier des peuples amérindiens, mais aussi des peuples des steppes asiatiques). Un point important de sa démonstration est qu’il n’est pas possible de hiérarchiser en réalité ces ontologies (qu’il appelle aussi des « mondiations », des manières de faire monde) comme  ont voulu longtemps le faire penser (et encore maintenant) les occidentaux modernes en posant leur propre manière de composer le monde comme le seul « vrai» et éprouvé, renvoyant et réduisant  les autres à l’ordre des « croyances » et des « superstitions », faute d’ancrage scientifique.

Philippe Descola montre que ces façons de composer les mondes ne sont pas sans incidence sur la manière d’opérer un véritable équilibre de vie entre les humains et non humain,  dont nous sommes dépendants.  Cela nous amène  à nous interroger du coup sur la validité des différents modes de construction de la réalité-vérité,  à l’aune non pas simplement du raisonnement scientifique,   mais de la raison pratique susceptible de maintenir ou non les conditions de vie sur Gaïa en nous y comprenant  ou non .
On comprend qu’il ait intitulé sa chaire d’enseignement au Collège de France «  anthropologie de la nature ». Il cherchait ainsi  à mettre en évidence cette tension entre nature et culture (anthropos). Pour lui cette opposition est l’expression naturaliste-dualiste de ce qui est nommé par Bruno Latour  le « Grand Partage ». Lui empruntant cette expression particulièrement parlante, Descola montre que pris dans cette manière de penser le monde, nous nous mettons en péril en nous  extrayant de la nature, l’instituant en ordre séparé pour mieux en extraire les ressources.  Ainsi  se comprend aussi cette prétention à vouloir  nous en rendre maître, en ne l’interrogeant qu’au travers des lois de la physique, de la chimie et de la biologie. C’est donc à tout un travail de déconstruction et de distanciation (« le regard éloigné » de Claude Levi-Strauss) , visant à nous rendre lucides sur nos points aveugles que Philippe Descola nous invite. C’est aussi ce travail de révélation par l’image d’autres manières de penser le monde, qui anime le chercheur en sciences cognitives Alessandro Pigniocchi (qui a développé parallèlement une carrière de dessinateur), dans son album « Anent. Nouvelles des indiens Jivaros ».

« Le Parlement des Choses »

En conclusion, peut-être peut-on faire référence à ce «  Parlement des choses » imaginé par Bruno Latour pour proposer un nouvel  aggiornamento du Grand Partage déjà évoqué qui a conduit à cette séparation des ordres , dont la séparation de la politique et de la science . Dans cette proposition où l’anthropologie de la nature rejoint l’anthropologie symétrique,  les non-humains disposent d’un droit à la parole, avec cette question troublante de savoir « qui parle ? », qui est doué de parole ? Une manière de rappeler notre point de départ de la pensée occidentale du vivant et cette figure aristotélicienne de l’homme comme « animal politique ».
Prendre au sérieux, c’est-à-dire sur un même pied d’égalité , de manière symétrique  donc l’ontologie animiste des Indiens achuars d’Amazonie par exemple, et l’ontologie naturaliste de la tribu des chercheurs-ingénieurs de tel ou tel laboratoire de science physique appliquée, c’est accorder un crédit identique :

  1. aux récits de leurs rêves et « anents » (petits poèmes de dialogues animistes)  par ces Indiens, institués dans leurs pratiques comme une méthode pour organiser les échanges du jour avec leur milieu de vie, pour  produire leur existence et comprendre les événements et les situations rencontrées ,
  2. aux rapports et aux compte-rendus d’expérience que ces chercheurs en physique sont capables de produire pour interpréter des phénomènes enregistrés par leurs appareillages de mesure.

Ainsi  les non-humains,  vivants ou non vivants, sont-ils dotés par les humains d’une capacité à exprimer, dire d’une manière ou d’une autre, une part de la réalité qui constitue leur monde. Ainsi, les plantes, les animaux, les atomes et autres corpuscules dans la longue chaîne des médiations passant des appareils physiques et mentaux, matériels et spirituels, qui les lient aux humains peuvent-ils parler. De quoi parlent-ils ? Qu’est-ce qui se joue dans ces énoncés, inscrits dans les récits des rêves et « anents » , et dans les comptes-rendus d’expériences ? N’est-ce pas l’ordre du monde ? La place des uns et des autres, leurs propriétés dans les différents sens que le mot peut exprimer ?

« Enquête sur les modes d’existence.

Une anthropologie des modernes » 

Ainsi, le travail de Bruno Latour , le conduit-il dans le prolongement de sa réflexion sur les «  modes d’existence » ,  http://www.bruno-latour.fr/fr/node/251.html ]  à bâtir à contre-courant de l’idée que les modernes se font de même, le modèle d’un  « Parlement des choses » qui serait d’une certaine façon plus juste , de la manière dont dans les faits se jouent les rapports, les savoirs, les décisions qui régissent notre ordre du monde occidental ( moderne ), en recomposant la longue chaîne que ces objets parcourent  entre les instances posées comme séparées de la politique, de la science, de la technocratie, de l’économie qui composent  l’ordinaire , l’évidence de notre monde selon le grand partage nature-culture.

 

« Alors que le livre Nous n’avons jamais été modernes, ne donnait qu’une réponse négative à la question: de quoi héritons-nous? ce rapport préliminaire, fruit d’une enquête de 25 ans dans ce qu’on pourrait appeler l’anthropologie des Modernes, cherche à donner une réponse positive. En suivant une ligne tracée par James et Souriau, on explore ici la notion de mode d’existence terme qui comprend à la fois une forme propre d’être et un type particulier de conditions de véridiction. En comparant systématiquement les modes d’existence déployés par les Modernes, mais pas toujours institués par eux, on donne de leur anthropologie une version différente qui permet peut être de les comparer ensuite avec les autres collectifs. »

Cette « esquisse d’un parlement des choses »  est exposé  dans un article savant a été rendu accessible via un spectacle théâtral  ludique, expérimental .

Dans le cadre du projet Paris Climat Make it Work, Sciences Po avait tenu, en mai 2015, une simulation tout à fait originale, au théâtre des Amandiers, à Nanterre. C’est aujourd’hui un film réalisé par David Bornstein et les Films de l’Air, accessible en vidéo à la demande sur youtube ci-dessous.

Ce faisant, Bruno Latour nous explique qu’ il s’agit pour nous de repolitiser  les questions scientifiques, de faire entrer les sciences en politique, à l’encontre de la vision moderne qui les avait instituées  en ordre séparé. Comme il le déclare dans une interview à Usbek et Rica « Faut-il repolitiser le monde ? »

«Le monde se décompose en une multiplicité de controverses politiques, que ce soit un aéroport, une baleine, du thon rouge, des OGM, un mariage homosexuel, etc. Pour les représenter, j’avais imaginé le concept de Parlement des choses. 
«Parlement», car c’est l’endroit où l’on expose les désaccords, donc c’est un lieu de repolitisation. 
«Des choses», pour faire entrer en politique des sujets rejetés aujourd’hui du côté de la science. »
[…] La politique n’est pas qu’une affaire de rationalité. C’est d’abord discuter du monde dans lequel on veut vivre. Ça ne sert à rien de dire: «Les faits montrent que…» pour clore une discussion.

Dans son chapitre conclusif de « Politiques de la nature.  Comment faire entrer des sciences en démocratie »  , il demande  « que faire ? »  à la manière de Lénine, pour répondre aussitôt «  de l’écologie politique » , et il explique ce qu’il entend par là. Bruno Latour rejoint là encore Philippe Descola, dans cette manière de bousculer le vocabulaire, et de parler de « collectifs » « au lieu de « sociétés »,  mot marqué par l’anthropocentrisme des Lumières et des modernes . Le mot «  collectif »  permet de réintroduire  les  non-humains, le vivant auxquels nous sommes liés.


Sa conclusion répond aussi à sa question introductive : « Que faire de l’écologie politique ? », constatant tout à la fois son importance et sa déshérence, expliquant que le peu d’avancées jusqu’ici de l’écologie politique, serait due au fait de ne pas avoir su sortir des ornières du sens donné aux mots « écologie » et « politique » ; construits bien justement sur leur séparation, selon l’opposition de l’homme et de la nature, à la manière d’un nœud  gordien. Ce qu’il s’agit de réussir à penser c’est une écologie politique débarrassée  de la nature en tant qu’elle n’existe que comme concept construit en séparation de la politique.
Bruno Latour enfonce là  le clou ou le coin, que Michel Serres avait placé au cœur du « contrat social » des Lumières, avec son aspiration à un « contrat naturel » ; en en démêlant les possibilités diplomatiques.

Après Michel Serres, le «contrat naturel» continue

C’est l’effet de Serres : le philosophe a réédité le Contrat naturel à 88 ans (1). Ce livre à la main lors d’une de ses dernières apparitions à la télévision, Michel Serres nous laisse-t-il un testament philosophique ? Oui, car il pensait que nous ne savons pas évaluer ce qui nous attache à la Terre. C’est pourquoi les destructions des milieux naturels s’accélèrent et l’appropriation économique de la nature est justifiée au nom même des informations et des alertes scientifiques sur les risques d’effondrement qui se banalisent.

«Qui va donc défendre les pauvres et notre habitat commun ?» dit Michel Serres. Et donc comment (re)faire société aujourd’hui ? Comment appréhender la portée de nombreuses initiatives et propositions (dont le puzzle des Objectifs de développement durable) et rendre les nécessaires transformations sociétales souhaitables ? Il y a d’abord besoin de les inscrire dans un grand récit, de raconter une histoire que nous avons oubliée. Le «contrat naturel» est ce cadre de pensée d’une nouvelle coexistence avec la Terre permettant de renouer intérieurement avec le vivant pour agir avec lui dans une relation d’épanouissement réciproque.

Cette relation de réciprocité signifie d’ajouter au contrat exclusivement social un contrat naturel que Michel Serres appelle un «contrat de symbiose». Il s’agit avant tout de passer de la prédation de la nature à une relation de soin, de santé partagée entre les humains et le reste de la communauté des vivants. En reconnaissant tous les êtres naturels comme sujets de droits, le contrat naturel imagine une organisation symbiotique des interactions entre les humains et les autres vivants pour réapprendre à habiter la Terre. La pensée du contrat naturel ne nous offre pas seulement une interprétation renouvelée de notre condition terrestre. Elle est littéralement constitutive du monde dont elle œuvre à préserver l’intégrité.

Les communautés humaines sont en effet des communautés écologiques dont le métabolisme est simultanément culturel, social, biologique et physique. Le défi est désormais d’arriver à intégrer dans les organisations culturelles, sociopolitiques et économiques cette compréhension écosystémique de l’existence humaine. Le chemin d’une solidarité socio-écologique pour instaurer pacifiquement une reconnaissance institutionnelle de la valeur inhérente à toutes les formes de vie est encore long.

Le Contrat naturel

Nouvelle édition

    Peut-on considérer la nature comme un sujet de droit ?
    Comme maîtres et possesseurs, nous la dominons et la réduisons au statut d’objet. Pourtant, cette nature nous reçoit, nous accueille et nous fait vivre. Si nos extractions et nos exploitations la mettent en danger, la menace se retourne aujourd’hui contre nous.
    La nature nous conditionne et, désormais, nous conditionnons la nature. Ancienne et nouvelle, cette interdépendance appelle, pour Michel Serres, l’établissement d’un « contrat naturel », fondement d’un droit nouveau, d’une symbiose vitale, qui termine par un pacte la guerre que nous menons contre la nature. Passé entre les humains et le monde, jadis laissé hors-jeu par le contrat social, le Contrat naturel octroie une dignité juridique à la nature et définit les devoirs de l’humanité envers elle.

    L’illustration du début d’article, est une peinture de tissu mural, de nature psychédélique, qui peut évoquer l’intrication du dialogue des êtres humains et non humains

       

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