Autant la pensée d’Aristote,  avec son monde du vivant fixe de toute éternité et pour toute éternité, peut nous apparaître éloignée de la nôtre,  même si par différentes médiations elle peut apparaître aux racines de  l’anthropocentrisme comme on a pu le voir dans l’article précédent ;  autant nous pouvons encore aujourd’hui nous débattre dans les impasses de la pensée cartésienne du vivant et de la nature. La pensée écologique moderne profonde s’est développée radicalement en opposition avec cette vision cartésienne du monde. Pas étonnant qu’ un philosophe comme Luc Ferry se soit élevé, au nom de la Raison et des Lumières dans ce qui est plus un pamphlet qu’un véritable essai étayé, à l’encontre de ce retournement de  la pensée cartésienne.  Voir son livre « Le nouvel ordre écologique. L’arbre, l’animal et l’homme » qui fustige cette idée –  chère à Michel Serres et ses héritiers – d’un Contrat Naturel devant succéder au Contrat Social devenu insuffisant.

S’il nous faut donc revenir un temps à Descartes, pour comprendre avec quoi nous avons encore à nous débattre. Dans cette histoire philosophique du vivant que cette série d’articles du Blog de L’Archipel du Vivant se propose d’explorer à grands pas, notre seconde étape est Descartes, soit près de deux millénaires après Aristote. Une durée assez longue qui a vu le stoïcisme se développer comme une composante de l’Empire romain jusqu’à son empereur Marc Aurèle ; et aussi comme une composante structurante de la pensée occidentale. Durant cette histoire, l’Empire romain a eu le temps de répandre sa culture… et de s’effondrer …  La scolastique chrétienne a posé et imposé ses modèles de penser. Descartes est  souvent présenté comme un point d’inflexion, de rupture, d’essor de la Pensée et de la méthode scientifique moderne dans la lignée de Galilée.
Il convient pour bien comprendre d’identifier ce qui fait ici rupture . Ceci est exposé dans le livre clé du philosophe Alexandre Koyré « Du monde clos à l’univers infini » [Voir ci-contre].  

La pensée grecque était une pensée cosmologique, s’ancrant dans une vision de l’univers-monde comme Cosmos, caractérisée comme le nom l’indique comme un ordre harmonieux – toute chose ayant sa place. L’ordre du monde est alors juste, orchestré par  la Raison (le Logos). C’est la représentation de la physique stoïcienne, de l’Anima Mundi – l’Âme du Monde –  qui s’exprime aussi en l’homme de sorte qu’il lui est enjoint  de vivre selon la (sa) nature.
La science galiléenne et cartésienne qui se développe à partir de la fin du 16ème siècle et au début du 17ème siècle, fait de la nature l’objet de la connaissance, et la sépare de la question des valeurs, du bien et du mal. Une césure s’opère alors entre le domaine de la science et celui de la philosophie et du politique. Comme le note Olivier Rey (mathématicien et philosophe, auteur de « Itinéraire de l’égarement. Du rôle de la science dans la société contemporaine »), « on passe à ce moment-là de ce qu’on pourrait appeler la raison objective à la raison subjective » .

Là où il s’agissait pour les hommes de s’accorder « objectivement »   au cosmos et au vivant,  dont ils participent pleinement, la raison subjective contenue dans l’affirmation du cogito cartésien, visera désormais à ordonner les moyens en vue de fins qui sont extérieures à la raison. Avec la science moderne comme le disait Einstein « il n’y a aucun chemin qui conduise de  la connaissance de ce de ce qui est,  à celle de ce qui doit être ». (Oeuvres choisies Le Seuil – CNRS 1991).

 

Là où Aristote se posait la question « qu’est-ce qu’un animal ? » ;  et à partir de là «  qu’est-ce que l’homme ? »  pour le situer de manière spécifique dans l’ordre du vivant ; Descartes se pose la question « qui suis-je ? » pour y apporter une réponse qui se veut scientifique par l’exercice d’une pensée méthodique, mettant à son principe le doute hyperbolique, cherchant à faire table rase de toute connaissance qui ne serait pas fermement établie. Ainsi le chemin de la connaissance n’est-il plus dans l’observation-contemplation objective du Cosmos, mais dans l’introspection intellectuelle des « Méditations métaphysiques ». Ces dernières conduisent à poser de manière plus « solide » la substance pensante (l’âme)  que la substance étendue qui pourrait n’être que l’œuvre illusoire d’un malin génie..

Du monde clos

à l’univers infini

inspiré de la gravure sur bois de Camille Flammarion (1888)

 

  Deuxième méditation métaphysique de Descartes [extraits]

DE LA NATURE DE L’ESPRIT HUMAIN ;

ET QU’IL EST PLUS AISÉ

À CONNOÎTRE QUE LE CORPS.

La méditation que je fis hier m’a rempli l’esprit de tant de doutes, qu’il n’est plus désormais en ma puissance de les oublier. Et cependant je ne vois pas de quelle façon je les pourrai résoudre ; et comme si tout-à-coup j’étois tombé dans une eau très profonde, je suis tellement surpris que je ne puis ni assurer mes pieds dans le fond, ni nager pour me soutenir au-dessus. Je m’efforcerai néanmoins, et suivrai derechef la même voie où j’étois entré hier, en m’éloignant de tout ce en quoi je pourrai imaginer le moindre doute, tout de même que si je connoissois que cela fût absolument faux ; et je continuerai toujours dans ce chemin, jusqu’à ce que j’aie rencontré quelque chose de certain, ou du moins, si je ne puis autre chose, jusqu’à ce que j’aie appris certainement qu’il n’y a rien au monde de certain. Archimède, pour tirer le globe terrestre de sa place et le transporter en un autre lieu, ne demandoit rien qu’un point qui fût ferme et immobile : ainsi j’aurai droit de concevoir de hautes espérances, si je suis assez heureux pour trouver seulement une chose qui soit certaine et indubitable.

Je suppose donc que toutes les choses que je vois sont fausses ; je me persuade que rien n’a jamais été de tout ce que ma mémoire remplie de mensonges me représente ; je pense n’avoir aucuns sens ; je crois que le corps, la figure, l’étendue, le mouvement et le lieu ne sont que des fictions de mon esprit. Qu’est-ce donc qui pourra être estimé véritable ? Peut-être rien autre chose, sinon qu’il n’y a rien au monde de certain.

Mais que sais-je s’il n’y a point quelque autre chose différente de celles que je viens de juger incertaines, de laquelle on ne puisse avoir le moindre doute ? N’y a-t-il point quelque Dieu, ou quelque autre puissance, qui me met en esprit ces pensées ? Cela n’est pas nécessaire ; car peut-être que je suis capable de les produire de moi-même. Moi donc à tout le moins ne suis-je point quelque chose ? Mais j’ai déjà nié que j’eusse aucun sens ni aucun corps : j’hésite néanmoins, car que s’ensuit-il de là ? Suis-je tellement dépendant du corps et des sens que je ne puisse être sans eux ? Mais je me suis persuadé qu’il n’y avoit rien du tout dans le monde, qu’il n’y avoit aucun ciel, aucune terre, aucuns esprits, ni aucuns corps : ne me suis-je donc pas aussi persuadé que je n’étois point ? Tant s’en faut ; j’étois sans doute, si je me suis persuadé ou seulement si j’ai pensé quelque chose. Mais il y a un je ne sais quel trompeur très puissant et très rusé, qui emploie toute son industrie à me tromper toujours. Il n’y a donc point de doute que je suis, s’il me trompe ; et qu’il me trompe tant qu’il voudra, il ne saura jamais faire que je ne sois rien, tant que je penserai être quelque chose. De sorte qu’après y avoir bien pensé, et avoir soigneusement examiné toutes choses, enfin il faut conclure et tenir pour constant que cette proposition, je suis, j’existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce ou que je la conçois en mon esprit.

[…]

Mais moi, qui suis-je, maintenant que je suppose qu’il y a un certain génie qui est extrêmement puissant, et, si j’ose le dire, malicieux et rusé, qui emploie toutes ses forces et toute son industrie à me tromper ? Puis-je assurer que j’aie la moindre chose de toutes celles que j’ai dites naguère appartenir à la nature du corps ?

[…]

Mais qu’est-ce donc que je suis ? une chose qui pense. Qu’est-ce qu’une chose qui pense ? c’est une chose qui doute, qui entend, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent. »

 

Si chez Descartes comme chez Aristote, l’homme est union du corps et de l’esprit, un gouffre est ouvert dans la conception de cette union avec la prééminence méthodologique que Descartes met sur l’opposition substantielle entre le corps (« res extensa »)  et l’esprit (« res cogitans) qui ouvre et pose du coup l’énigme de leur union. Le dualisme cartésien trouve là l’origine de sa postérité. Pour Descartes, la rationalité n’est pas une simple caractéristique spécifiant l’homme comme animal-vivant ; elle est bien plus, la « pensée » comme substance spécifique est cela même qui coupe l’homme de l’animal, du vivant au sens aristotélicien du terme.

La notion de vie, de vivant, ne revêt  pas un caractère pertinent pour décrire et comprendre le monde, la substance étendue, les corps. La philosophie de Descartes s’oppose donc à la conception du vivant fondée par Aristote, et à cette forme première du finalisme. Là où Aristote avait posé les jalons d’une science de la vie, de la biologie (qui sera poursuivie bien plus tard par Cuvier), Descartes affirme une conception « mécaniste » ouvrant l’espace de la physique newtonienne.
C’est toute la conception de l’animal-machine qui se déploie dans une telle philosophie. Les corps des animaux, de l’homme aussi, sont  comme des horloges. La physiologie est comprise comme une mécanique, dont  les agencements complexes assurent  la vie réduite à une faculté de mouvement dont  les principes sont en dernier ressort dans les mathématiques.

Le Canard automate de Vaucanson


Dans ce modèle la nature où la vie est réduite  au  mouvement, la spécificité de l’homme est dans l’exception qu’il constitue au sein de la « res extensa »   de disposer d’une âme, lieu de la pensée , de la raison (mais aussi des passions-émotions) par laquelle l’homme est celui qui peut connaître la nature, être le sujet de la science, discipline qui lui permet d’en  « devenir maître et possesseur » .

Si l’ambition de Descartes souvent saluée par ceux qui en font le véritable initiateur de la philosophie moderne , a pu être de constituer le sujet moderne (l’Homme) comme sujet moral, devant mettre sa raison à profit, et en avant, pour maitriser ses passions (reprenant ainsi cependant une vieille idée stoïcienne), et affirmer ainsi face à l’univers (la res extensa) sa liberté et sa responsabilité à construire par la science le chemin du Progrès – ne laissant à Dieu que le moment de la Création ; on peut se demander s’il ne faut pas aujourd’hui le rappeler à un peu plus de modestie et d’humilité,  rappeler à  l’humain sa finitude, les  limites mêmes de l’esprit-cerveau, afin qu’il se resitue dans l’ordre fini des choses dans la reconnaissance d’un Vivant qui le dépasse, qui le comprend, plus qu’il ne le comprend…

   

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