Dans un article récent, Jean-Christophe Anna nous parle des « réalités imaginaires et des dissonances cognitives » liées à l’anthropocentrisme. Nous sommes bien dans l’ordre de la pensée du vivant. Et là nous nous proposons de revenir à la pensée d’Aristote au sujet du vivant qui se trouve peut-être par la lecture dont elle fait l’objet aux racines de l’anthropocentrisme occidental.

 

 Aristote est un bon point de départ car sa pensée encyclopédique a fortement marqué notre pensée occidentale et scientifique. Elle s’élabore à un moment où  science et philosophie comme amour de la connaissance (sagesse) se confondent .  

Avec Aristote, nous sommes au 4e siècle avant Jésus-Christ, bien avant donc que la théologie chrétienne – l’autre composante qui va influencer la pensée occidentale, à partir du 4e siècle avec le premier concile de Nicée, réservant un sort à part à l’Homme dans la création.  Reste que la pensée scolastique chrétienne s’appuiera sur Aristote. En effet, pour lui, sans doute le premier penseur systémique du vivant, cette pensée du vivant ne se sépare pas de la compréhension d’une essence de l’Homme inscrite dans l’échelle des espèces telle qu’il en dresse la liste dans l’Histoire des Animaux.

Pour  Aristote ; l’homme est un « animal rationnel ». Il ne s’agit pas là, de dire l’accord ou le désaccord avec une telle définition synthétique, mais bien d’abord de comprendre ce qui est dit et sa portée.

Deux choses sont contenues dans cette expression qui dit aussi la méthode taxinomiste aristotélicienne distinguant le genre et l’espèce :

  • La première chose établie est que l’homme appartient à un genre « animal» qui dit  son essence première. Or, chez Aristote identifier son genre, c’est le ranger dans la catégorie des « vivants »  (« zôon » mot grec qui réfère à « ce qui possède la vie ») même si ce terme dans la pensée grecque antique revêt une portée plus restreinte que pour nous dans la mesure où les végétaux n’en font pas partie.
  • La deuxième chose est que l’homme est un animal spécifique, doué d’attributs qui lui sont propres et qui le différencient  des autres animaux, dont chacune des espèces possède aussi une combinaison de caractéristiques  qui la  distingue en la situant à sa juste place dans la cosmologie fixiste d’Aristote ( qui ne pense pas un monde en transformation, en évolution ; mais un monde fixe, éternel, non créé et cyclique ).

Aristote énumère de manière descriptive toutes sortes de propriétés de l’homme par rapport aux animaux, mais nulle part il ne donne vraiment UNE seule propriété distinctive. Reste que dans le corpus aristotélicien la tradition scolastique a retenu un texte qui a conduit à penser l’homme comme « animal rationnel » ou « animal politique » :

« Il est manifeste que la cité fait partie des choses naturelles et que l’homme est par nature un animal politique, et que celui qui est hors cité, naturellement bien sûr et non par hasard, est soit un être dégradé, soit un être surhumain […] C’est pourquoi, il est évident que l’homme est un animal politique plus que n’importe quelle abeille et que n’importe quel animal grégaire. Car, comme nous le disons, la nature ne fait rien en vain ; or, seul parmi les animaux, l’homme a un langage [logos]. Certes , la voix est le signe du douloureux et de l’agréable, aussi la rencontre-t-on chez les animaux ; leur nature, en effet, est parvenu jusqu’au point d’éprouver du douloureux et de l’agréable, et de se les signifier mutuellement. Mais le langage existe en vue de manifester l’avantageux et le nuisible, et par suite aussi le juste et l’injuste. Il n’y a en effet qu’une chose qui soit propre à l’homme par rapport aux autres animaux : le fait que seul il ait la perception du bien, du mal, du juste et de l’injuste, et des autres notions de ce genre. Or avoir de telles notions en commun, c’est ce qui fait une famille et une cité »

Aristote, Politique I, 2, 1253 a 1,19 (traduction Pierre Pellegrin )

 

 

Cette lecture scolastique d’Aristote est bien à la racine de la pensée anthropocentriste occidentale, car d’autres lectures auraient été possibles mettant plutôt en avant l’inscription de l’Homme dans la totalité du Cosmos,  comme le faisaient les stoïciens, reliant étroitement la raison de l’homme à la raison même du Cosmos .  

 

sDans la tradition de la pensée occidentale c’est donc bien ce « logos »  qui fait l’essence spécifique de l’homme, qui lui permet d’articuler une pensée –  raisonner  –  pour élaborer des jugements moraux sur lesquels  s’accorder ou s’opposer par la voie du dialogue, de l’échange communicationnel  au fondement de la vie politique.
Cette détermination de l’homme par le Logos, permet aux penseurs qui succéderont alors à Aristote, de conférer à l’homme une place singulière, non simplement dans une sorte de taxinomie horizontale, dans le genre du vivant, mais selon un ordre vertical qui hiérarchise  les espèces dans cette cosmologie fixiste aristotélicienne. C’est la lecture que fait encore un philosophe néo-aristotélicien comme Francis Wolff qui s’appuie sur cette description :

« L’homme jouit en effet d’une situation cosmique singulière. Il est au centre du monde. Celui-ci est globalement constitué de deux sphères :  une sphère périphérique, à laquelle sont suspendus les astres fixes (les étoiles) et qui est animé d’un mouvement circulaire uniforme, et une sphère centrale, la terre immobile. Entre les deux sphères, la lune sépare deux mondes :  le monde divin (supralunaire) de la régularité céleste, soumis à des mouvements éternels, nécessaires et prévisibles, et qu’habitent des vivants immortels, les planètes qui se maintiennent en vie dans leur individualité ;  et le monde terrestre (sublunaire), soumis à des mouvements en partie contingents et imprévisibles, habités par des vivants mortels qui ne maintiennent en vie que leur espèce, et se reproduisent selon un cycle de générations qui ne conserve que leur  « forme » (c’est-à-dire leur espèce). L’homme est le plus élevé de ces êtres d’en bas, le plus divin des animaux terrestres,  et comme à mi-chemin de la Lune et de la terre »

Francis Wolff – Notre Humanité. D’Aristote aux neurosciences. p.38 – Fayard 2010

sAinsi l’homme apparaît-il tout à la fois au centre du monde physique et du monde psychique, puisque il possède l’âme la plus élaborée parmi les quatre âmes enchâssées comme des poupées gigognes (âme végétative, âme sensitive, âme motrice, âme intellective ) . L’homme apparaît comme la finalité de l’existence de toutes les autres espèces vivantes.

Ainsi toute la nature apparaît dans la pensée aristotélicienne au service de l’homme. Ainsi s’ origine cette pensée de l’anthropocentrisme qui doit être questionnée par ses conséquences historiques que nous révèle notre « modernité » . L’Homme est conçu là comme l’Être modèle de tous les êtres de la nature, qui lui est donnée comme objet de compréhension du fait de sa capacité supérieure spécifique de la raison ( Logos). Ainsi la nature peut lui apparaître comme le support même de développement de la science de la nature (philosophie) par laquelle il peut aussi arriver à se connaître lui-même – le fameux «Connais-toi toi-même et tu connaitras l’univers et les dieux » de l’oracle de Delphes, préparant ainsi le dualisme cartésien fondateur de l’exception humaine, seul animal doué d’une âme, seul capable du « Cogito ». 

À lire….

Description
Les idées ne mènent pas le monde. Pourtant, les représentations que les hommes se font de leur humanité les font tourner dans un sens ou dans l’autre. À l’origine des grandes révolutions scientifiques, il y a une idée philosophique de l’homme : l’« animal rationnel » de l’Antiquité est lié à la naissance des sciences naturelles ; à l’âge classique, l’« âme étroitement unie à un corps » de la métaphysique cartésienne est indissociable de la physique mathématique ; le « sujet assujetti » du structuralisme était l’objet privilégié des sciences humaines triomphantes du siècle passé ; et le vivant défini par ses « capacités cognitives » marque la victoire actuelle des neurosciences.
Chaque définition de l’homme charrie aussi son lot de croyances morales et d’idéologies politiques, d’autant plus puissantes qu’elles semblent soutenues par les certitudes scientifiques de leur époque. Derrière l’esclavagisme ou le racisme, à l’origine du totalitarisme ou des formes les plus subtiles de l’antihumanisme contemporain, se trouve une définition de notre humanité. C’est toujours au nom de ce qu’est l’homme ou de ce qu’il doit être que l’on prescrit ce qu’il faut faire et ne pas faire. L’idée d’humanité se situe à l’entrecroisement d’un rapport aux savoirs qu’elle permet de garantir et d’un rapport à des normes qu’elle permet de fonder. Elle est donc le lieu de toutes les confusions et l’enjeu de toutes les querelles de légitimité.
Quelle idée de l’homme peut-elle encore être la nôtre aujourd’hui qu’on le décrète un « animal comme les autres » ? Que reste-t-il de notre humanité si elle ne peut plus se définir par sa place entre divinité et animalité ?
L’« animal rationnel » n’a pas dit son dernier mot. Pas plus que l’humanisme, que l’on annonce pourtant « épuisé ».

Francis Wolff – philosophe – inscrit sa pensée d’un nouvel humanisme critique, sur la logique d’Aristote, qui l’amène à une critique de cette idée moderne, de ce qu’il appelle « l’animalisme contemporain » , pour prolonger la thèse de l’exception humaine. On peut l’écouter ici : 

 

Cette thèse de « l’exception humaine », qui veut que l’homme soit un sujet autonome, capable de se constituer lui-même, et radicalement différente du reste du monde, est donc une thèse à laquelle s’accrochent la plupart des « sciences humaines ».

À la lumière des progrès de la connaissance, notamment biologique, l’espèce humaine apparaît au contraire comme radicalement enracinée dans l’évolution du vivant et même du cosmos – reprenant certains éléments de la pensée d’Aristote. C’est cette contradiction fondamentale entre deux philosophies que vise à comprendre a contrario Jean-Marie Schaeffer dans son livre « La fin de l’exception humaine » . 

Il conclut, à juste titre, que parmi les systèmes holistiques de croyances qui guident nos sociétés, la thèse anthropocentrée « ne fait pas partie des tentatives les plus heureuses » (p 383)

On  peut écouter Jean-Marie Schaeffer exposer sa thèse dans cette vidéo : 

Crédit photo image principale : « D’un livre sur le microcosme », Skoklosters slott, 1619 extraite de l’article « Microcosme » de Wikipédia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Microcosme

 
 

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