Spinoza, après Descartes, nous fait faire un petit pas dans la chronologie, mais un pas de géant dans l’histoire des idées, et en particulier celle de la pensée du vivant. Avec l’approche spinozienne, nous faisons aussi un bond impressionnant vers notre époque, marquée par une sorte de fascination pour les sciences cognitives et la neurobiologie, même si le monisme matérialiste réductionniste de ces sciences ne rend pas totalement justice à la profondeur de l’approche de Spinoza très en avance sur son temps. La pensée complexe et pénétrante du philosophe, tournée vers la « puissance d’agir »,  s’accorde encore aux enjeux cruciaux de notre époque, emportée souvent par des « passions tristes » à l’inverse de l’orientation de la Joie qu’il promeut.  

Spinoza,

une philosophie première du vivant

Lorsqu’on évoque Spinoza, c’est bien souvent pour faire référence à l’Ethique, son œuvre majeure publiée post mortem. L’ouvrage parait sinon obscur, du moins peu accessible, tant dans sa forme (« more geometrico » – selon la géométrie) bâtie comme une résolution mathématique, à partir de « propositions » ou d’axiomes  suivis de « démonstrations »  et de « scolies », que dans son vocabulaire emprunté à la scolastique. Même si Frédéric Lenoir, qui fait partie des « amis de Spinoza »  a  pu  à le rendre abordable  via le livre qu’il lui a consacré « Le miracle Spinoza »

Dans l’Ethique, divisée en 5 parties qui s’enchainent  dans cette logique démonstrative,  Spinoza parle tout d’abord de Dieu,  de la Nature et de l’origine de l’Esprit puis de l’origine et de la nature des sentiments , de la servitude humaine, et pour finir, de la liberté humaine et de la Joie-Béatitude. Tout cela peut nous apparaître très éloigné des questions du « vivant » et même d’une pensée du vivant. Néanmoins, il s’agit là d’une pensée majeure qui va ouvrir sur des conceptions du vivant qui sont aujourd’hui au cœur même des enjeux et des bases de la biologie moderne dominée par les questions de la neurobiologie, de l’articulation de la matière et de la pensée.

Le miracle Spinoza – Frédéric Lenoir

Banni de la communauté juive à 23 ans pour hérésie, Baruch Spinoza décide de consacrer sa vie à la philosophie. Son objectif ? Découvrir un bien véritable qui lui « procurerait pour l’éternité la jouissance d’une joie suprême et incessante ». Au cours des vingt années qui lui restent à vivre, Spinoza édifie une œuvre révolutionnaire. Comment cet homme a-t-il pu, en plein XVIIe siècle, être le précurseur des Lumières et de nos démocraties modernes ? Le pionnier d’une lecture historique et critique de la Bible ? Le fondateur de la psychologie des profondeurs ? L’initiateur de la philologie, de la sociologie et de l’éthologie ? Et surtout, l’inventeur d’une philosophie fondée sur le désir et la joie, qui bouleverse notre conception de Dieu, de la morale et du bonheur ?
À bien des égards, Spinoza est non seulement très en avance sur son temps, mais aussi sur le nôtre. C’est ce que j’appelle le « miracle » Spinoza.

D’ailleurs, l’un des premiers à remettre Spinoza sur le devant de la scène des sciences biologiques est le neurobiologiste Antonio Damasio, spécialiste des recherches sur des bases neuronales de la cognition et du comportement. Dans un premier ouvrage paru en 1995, il pointait « l’erreur de Descartes : la raison des émotions » et reprenait en 2003 sa démonstration avec un livre du coup intitulé « Spinoza avait raison :  Joie et tristesse, le cerveau des émotions ».

Être rationnel, ce n’est pas se couper de ses émotions. Le cerveau qui pense, qui calcule, qui décide n’est pas autre chose que celui qui rit, qui pleure, qui aime, qui éprouve du plaisir et du déplaisir. Le coeur a ses raisons que la raison… est loin d’ignorer. Contre le dualisme du corps et de l’âme, mais aussi contre ceux qui voudraient réduire le fonctionnement de l’esprit humain à de froids calculs dignes d’une machine, voilà ce que révèlent les acquis récents de la neurologie. Un ouvrage déjà classique, par l’un des plus grands spécialistes et théoriciens mondiaux du cerveau.

Descartes a instauré la grande coupure entre le corps et l’esprit ; Spinoza, à la même époque, les a réunis et, surtout, a su voir dans les émotions le fondement même de la survie et de la culture humaines. D’où ce voyage accompli par un scientifique pionnier afin de redécouvrir le génie visionnaire de l’Éthique. Car c’est Spinoza qui préfigure le mieux ce que doit être pour Antonio Damasio la neurobiologie moderne de l’émotion, du sentiment et du comportement social. Spinoza fournit les concepts et les perspectives nécessaires au progrès de notre connaissance de nous-mêmes.

Plus récemment c’est Henri Atlan biologiste et philosophe qui se tourne aussi vers Spinoza objet de sa thèse de philosophie, publiée sous le titre de « Cours de philosophie biologique et cognitiviste. Spinoza et la biologie actuelle ».
De fait, Spinoza est   le premier critique cartésien de Descartes et de sa perspective dualiste, défendant  au contraire vision moniste du monde, en posant l’existence d’une substance unique ont le corps et l’esprit ne seraient que des modes.
Voilà qui en fait renverse toutes les perspectives du vivant, défendues jusqu’alors , tant le finalisme aristotélicien, que le dualisme mécaniste cartésien, ouvrant sur des problématiques tout à fait modernes d’auto-organisation du vivant comme le montre bien Henri Atlan. Si l’on cherche à comprendre le sens de l’une de ces expressions les plus scandaleuses de l’époque de Spinoza «Deus sive natura » –  Dieu ou la nature  – c’est sans doute de ce côté du vivant à trouver en lui-même par ses inter-actions écosystémiques ses fondements organisationnels et évolutifs.
Nous sommes loin là tant  d’une vision d’un monde fixe ou chacunes des espèces a sa place de tout  temps et pour l’éternité, que d’une vision où les êtres vivants sont des objets séparés les uns des autres, comme autant de corps disctincts,  ne devant leur mouvement qu’à leurs ressorts mécaniques intérieurs.

Une telle conception  spinoziste de la nature et de la totalité du monde physique explose pour ainsi dire toutes les représentations antérieures  du vivant, ouvrant de nouveaux horizons au –delà  des difficultés à les exprimer, liées  à la forme géométrique de l’exposé  qui permet justement (et paradoxalement)  ce dépassement. Ainsi pour Spinoza dans l’Ethique II  sur la nature et l’origine de l’esprit « la Nature dans sa totalité est un seul individu, dont les parties c’est-à-dire tous les corps varient  d’une infinité de façons, sans changement   de l’individu total »  Ethique II –  proposition 13 scolie du Lemme VII  )   – voir ci-contre in extenso.

Scolie du lemme 7

« Nous voyons par ce qui précède comment un individu composé peut être affecté d’une foule de manières, en conservant toujours sa nature. Or jusqu’à ce moment nous n’avons conçu l’individu que comme formé des corps les plus simples, de ceux qui ne se distinguent les uns des autres que par le mouvement et le repos, par la lenteur et la vitesse. Que si nous venons maintenant à le concevoir comme composé de plusieurs individus de nature diverse, nous trouverons qu’il peut être affecté de plusieurs autres façons en conservant toujours sa nature ; car puisque chacune de ses parties est composée de plusieurs corps, elle pourra (par le lemme précédent), sans que sa nature en soit altérée, se mouvoir tantôt avec plus de vitesse, tantôt avec plus de lenteur, et par suite communiquer plus lentement ou plus rapidement ses mouvements aux autres parties. Et maintenant si nous concevons un troisième genre d’individus formé de ceux que nous venons de dire, nous trouverons qu’il peut recevoir une foule d’autres modifications, sans aucune altération de sa nature. Enfin, si nous poursuivons de la sorte à l’infini nous concevrons facilement que toute la nature est un seul individu dont les parties c’est-à-dire tous les corps, varient d’une infinité de façons, sans que l’individu lui-même, dans sa totalité reçoive aucun changement. Tout cela devrait être expliqué et démontré plus au long, si j’avais dessein de traiter du corps ex professo ; mais je répète que tel n’est point mon objet, et que je n’ai placé ici ces préliminaires que pour en déduire aisément ce que je me propose maintenant de démontrer. »

Spinoza et l’unité de la substance vivante


On l’a dit, l’une des difficultés  de la lecture de l’Ethique, et de la juste compréhension de Spinoza,  est l’articulation de sa pensée  et le vocabulaire qui reste largement emprunté à la tradition scolastique. Et néanmoins, l’Ethique fait exploser ce cadre rigide dans lequel elle s’est insérée et développée.
Ainsi, bien qu’il n’utilise pas le vocabulaire du vivant ( la notion de « vie »  est peu citée,  mise à part dans l’annexe intitulée « pensées métaphysiques » des « Principes de la philosophie de Descartes » , seul ouvrage  publié  par Spinoza en son nom et de son vivant ), certains spécialistes de la pensée de Spinoza, comme Sylvain Zac affirment qu’elle est au cœur même de cette philosophie, au point d’être une « Phénoménologie de l’être ».
C’est un tout autre vocabulaire que l’on retrouve chez Spinoza, celui  « l’immanence », de la « puissance d’agir », du « conatus ». Dans son livre « La notion de vie dans la philosophie de Spinoza » , Sylvain Zac montre bien pour lui une certaine  équivalence de ces termes avec la notion de Vie. N’est-il pas question au fond de cette capacité intrinsèque et  déterminante, des êtres à « persévérer dans leur être », qui  peut-être une belle définition simple du vivant, dans un sens très large qui réfère à « Dieu » entendu au sens même de Spinoza – Dieu ou la nature. Cette définition de la capacité d’un être à persévérer dans son être est celle-là même Spinoza donne du « conatus », « nous entendons donc par “ vie ” la force par laquelle les choses persévèrent dans leur être et, comme cette force est distincte des choses elles-mêmes, nous disons à juste titre que les choses elles-mêmes ont la vie. Mais la force par laquelle Dieu persévère dans son être n’est rien d’autre que son essence : ceux-là parlent donc très bien, qui appellent Dieu “ la vie ” »
De la même manière, François Duchesneau dans son livre « Les modèles du vivant de Descartes à Leibniz »  note bien  la rupture de Spinoza par rapport au modèle mécaniste de Descartes .
Il interprète ainsi les éléments avancés dans ce qu’il est convenu d’appeler  « la petite physique » de Spinoza en terme de fonction organique, impliquant en particulier la nutrition et la croissance.  Cela permet de mettre en valeur la temporalité, en montrant les limites de l’approche mécaniste de Descartes .
Comme le note également Henri Atlan qui s’est penché sur le sens de cette partie un peu surprenante de l’Ethique , il s’agit là pour Spinoza moins de fonder les éléments d’un traité de « physique des corps » (et en particulier des corps humains  relevant d’une biologie)  que de mettre au cœur et au début de la partie II sur « l’origine de l’esprit » , des éléments de compréhension de ce qu’il faut entendre par « l’unité du corps et de l’esprit » dans sa perspective moniste non strictement matérialiste.
Tout ceci se comprend à partir de la prémisse posée par Spinoza que les corps qui composent l’individu total de la Nature, ne peuvent pas se distinguer par leur substance , puisqu’ il n’y en a qu’une. Ainsi est affirmée l’unité substantielle de la matière qui constitue tous les corps, qu’ils soient vivants ou non, humains ou non. La distinction des corps entre eux (auxquels sont liés intimement les esprits comme autres modes de la substance unique) provient de leurs modes d’organisation interne, dans les rapports de mouvements et de repos qui les composent,  c’est-à-dire dans les termes modernes de la  biologie de leurs
« métabolismes ».
À partir de là, les interprétations de la portée des considérations spinoziennes sur le vivant peuvent varier dans la manière de penser « l’auto-organisation » , soit dans une perspective qui reste « mécaniste »
(comme le propose en fait Henri Atlan), soit dans une perspective « vitaliste »   (comme le propose Hans Jonas – critiqué par Henri Atlan pour cela même) dans un article déjà ancien «Spinoza and the theory of organicism» ( 1965) ; et dans son livre «  Le phénomène de la vie. Vers une biologie philosophique » (1966) et « Evolution et liberté » (1992).

La proposition clé de Spinoza « Dieu ou la nature »  ouvre aussi les perspectives du côté des interprétations  « panspychistes »,  selon lesquelles tous les corps disposent d’une âme- esprit, ainsi que la totalité qu’ils composent. En cela, cette dimension du spinozisme le rapproche du panthéisme reconnaissant  l’âme du monde ( « anima mundi » des stoïciens), via la conception d’une substance unique qui est « Dieu », avec son infinité d’attributs s’exprimant dans les modes de l’étendue et de la pensée , les seuls que nous puissions appréhender.

« J’entends par Dieu un être absolument infini, c’est-à-dire une substance constituée par une infinité d’attributs dont chacun exprime une essence éternelle et infinie.
Explication : Je dis absolument infini, et non pas infini en son genre ; car de tout ce qui est infini seulement en son genre, on peut nier une infinité d’attributs ; mais, tout ce qui exprime une essence et n’enveloppe aucune négation, appartient à l’essence de l’être absolument infini. » –  (début de l’Ethique I – définition VI)

 
 Crédit photo de l’image mise en avant – extrait du film « Avatar« 
 
 

Soutenez-nous sur Tipeee afin de nous permettre de constituer une équipe solide !

 

Dès le début de l’aventure, nous souhaitions pouvoir rétribuer 3 à 4 personnes qui seraient totalement dédiées à notre grand projet. Depuis fin mars 2020, notre équipe cœur a grandement fluctué en raison notamment de la nécessité de gagner sa vie et de l’éco-anxiété qui a déjà directement touché 3 membres de notre équipe. Plusieurs personnes motivées et engagées ont dû quitter à contre-cœur notre belle épopée…
De la disponibilité – pouvoir consacrer 100% de son temps et de son énergie – et de la sérénité – en étant rétribué·e pour accomplir notre noble mission -, telles sont les deux conditions qui nous permettraient enfin d’aller au bout de nos rêves les plus fous en œuvrant efficacement au service du Vivant.
Notre objectif est de recueillir, grâce à vos tips mensuels, entre 6 000 et 8 000 euros.
Nous comptons sur vous. Un immense merci d’avance ! 😉