A l’heure d’une crise écologique qui ne finit pas de s’amplifier, à mesure que les COP succèdent aux COP, sans qu’aucune mesure sérieuse ne soit vraiment prise au niveau international, la question du réchauffement climatique occupe toute la scène, occultant la plus inquiétante encore destruction massive du Vivant. Ce constat effarant pour la conscience, d’un désastre annoncé, d’une impuissance totale de nos sociétés modernes à agir de manière conséquente, cohérente en rapport à nos savoirs, ne met-il en évidence un déficit majeur de sagesse ?
En Occident, la philosophie qui s’était établie aux temps anciens de l’antiquité, grecque, comme amour de la sagesse, a perdu depuis bien longtemps déjà tout pouvoir et toute légitimité à énoncer un ordre du monde souhaitable, à fonder une éthique de l’action juste. La connaissance a basculé d’un côté, celui des savoirs scientifiques ayant alimenté notre modernité avec ses rêves de progrès, drapée dans les habits impeccables et respectables de la technique, puis de la technologie, pourvoyeuse d’une rassurante croissance de l’espérance de vie… Ce faisant, nous en avons oublié les leçons de Sénèque sur « La brièveté de la vie ».
On pourrait lire « L’archéologie du savoir » de Michel Foucault comme une œuvre racontant d’une certaine manière, le long et lent fossoyage de la sagesse en Occident. Peut-on espérer de la sorte, par une telle recherche archéologique, exhumer autre chose qu’une sagesse morte ? Peut-on trouver des racines à la sagesse dans cette œuvre d’excavation ? Ou faut-il se tourner vers un ailleurs encore vivant ?
C’est ce que propose de faire Frédérika Van Ingen, dans un livre univers « Sagesses d’ailleurs – Pour vivre aujourd’hui ». Avec elle, nous parcourons le monde des peuples racines, au travers d’une série d’interviews avec ceux qu’elle appelle des médiateurs, des passeurs ; et qui se sont formés ou ont été initiés parfois, au sein de ces traditions qui respirent de ce que nous convenons d’appeler « la sagesse » . C’est bien en effet l’idée même de « Sagesse » qui est ainsi interrogée. Qu’est-elle ? Comment peut-on l’identifier, la reconnaître ? Que nous dit-elle ? Que nous rappelle-t-elle ? À quoi peut-elle nous servir ? Et d’abord est-elle unique ? Universelle ?
Navajos, Maasaï, Kogis, Pueblos, Apaches, Tsaatans de Mongolie… L’Occident a longtemps regardé ces peuples avec supériorité. Mais aujourd’hui, les crises écologique, spirituelle et économique nous poussent à les interroger : détiendraient-ils des savoirs et une forme de sagesse universelle que nous aurions perdus ? Ce livre rassemble onze passeurs, onze hommes et femmes à l’histoire peu commune qui ont vécu avec ces peuples racines et nous transmettent leurs leçons pour recréer du lien à la Terre, au vivant, à l’autre, à l’invisible, définir un autre rapport à l’ego, aux émotions, à l’écologie intérieure, réfléchir à d’autres règles du vivre ensemble et de l’intelligence collective, repenser le rôle de l’imaginaire, de la pensée créatrice, découvrir des façons de soigner différentes.
Le discours sur la sagesse, nous la présente d’un côté dotée d’une universalité, de ce qui rassemblerait l’humanité au-delà de ses diversités, dans des histoires culturelles divergentes. La sagesse serait ainsi une forme ancestrale de connaissance et de compréhension du sens du monde, de la place que nous y tenons, établie dans la nuit des temps, à l’origine même de nos diversités culturelles, où elle serait enfouie, cachée comme une vérité première, ensevelie presque perdue. Les peuples racines seraient alors les derniers dépositaires de cette connaissance première, primordiale, essentielle. Présentée ainsi la sagesse peut paraître naître d’un mythe, n’être qu’un récit mythique. Cependant le mythe n’est-il, comme l’entend notre culture moderne, fondé que sur cette opposition croyances/savoirs, qu’une sorte de songe, ou bien est-il l’écrin de la vérité ? De quel type de vérité ?
Dans la conclusion de toutes ses pérégrinations , Frederika Van Ingen, nous livre un condensé de ses enseignements auxquels elle a été confrontée et qui l’ ont nourrie. Ainsi, sur cette question de la « vérité », nous offre-t-elle, avec les propos de David Abram, auteur de « Comment la Terre s’est tue… Pour une écologie des sens », des considérations pragmatiques dont on peut dire qu’elles relèvent d’une sagesse de l’expérience. Laissons-la parler dans les pas de David Abram dans un paragraphe éclairant « la vérité du savoir par l’expérience ».
« Ces peuples détiennent-ils plus ou moins de vérité que nous, ou d’autres vérités ? Les savoirs que nous avons accumulés dans nos livres, ordinateurs, publications et bibliothèques, virtuelles ou non, mais qu’aucun homme à lui seul ne peut détenir, sont-ils supérieurs ou « plus vrais » que leurs connaissances, qui semblent résider dans leur capacité à être en lien, entre eux , à la nature, et à des dimensions qui échappent à la vue ? […] [Ces savoirs] nous les avons occultés en rejetant la validité de la voie de l’expérience, impossible à contenir dans nos approches théoriques, statistiques et conceptuelles. Car nous omettons de voir que ces théories, concepts, diagnostics et statistiques ne sont que des cartes, nécessaires et utiles pour savoir où on en est, mais par définition abstraites, et que nous les confondons sans cesse avec le territoire qui, lui, ne peut être visité qu’à travers l’expérience vécue… Finalement, ces autres approches du savoir ré-interrogent la notion de la vérité. Pour David Abram, « d’un point de vue écologique (c’est-à-dire du monde vivant dont nous sommes – note de l’auteur), ce ne sont pas nos affirmations verbales avant tout qui sont « vraies » ou « fausses » mais plutôt le type de relations que nous entretenons avec le reste de la nature. Une communauté humaine qui vit une relation à bénéfices mutuels avec son environnement est une communauté qui, pourrait-on dire, vit dans la vérité […] Une civilisation qui détruit sans relâche la terre qu’elle habite ignore ce qu’est la vérité, quelle que soit la masse de supposés faits accumulés à propos des propriétés calculables du monde » – David Abram « Comment la Terre s’est tue… »
La sagesse apparaît bien là comme une vérité d’un autre ordre que celle dont la science moderne, voire aussi la philosophie dans ses dérives analytiques, se prévaut. Tout l’ouvrage de Frederika Van Ingen s’articule sur cette mise en correspondance des récits de sagesse, des peuples racines, avec le constat d’une dissonance cognitive profonde entre ce que les modernes savent et ce qu’ils font, au regard de la « crise écologique » qui est l’expression d’une crise de la « pensée moderne ». Ceci est rappelé par cette citation de Mohamed Taleb en tête de la conclusion du livre :
« Il serait juste de reconnaître la pertinence de certains traits de la cosmo vision des peuples autochtones. Ceux-ci nous enseignent qu’il est vain de croire que l’on pourrait sortir de la crise écologique en restant enfermés dans le cadre économique, scientifique, idéologique qui l’a enfantée » Mohamed Taleb, Ultreia numéro 2
Dans notre culture occidentale, marquée par la philosophie et le Logos, la sagesse évoque tout d’abord un ordre du discours référé à une vérité. Là, le parcours proposé dans « Sagesses d’ailleurs », fait plutôt référence à des pratiques, des rituels, des modes d’être en relation à l’autre, (qu’il soit humain ou non humain, vivant ou non vivant). Ainsi tout laisse penser que les racines de la sagesse, telle qu’elle qu’on peut la comprendre à partir des peuples racines, sont davantage dans la pratique que dans les discours qui peuvent en rendre compte. N’était-ce pas déjà ce que d’entrée le Tao cherchait à nous enseigner aux premières page du Tao de King ?
« Le Tao dont on peut parler n’est pas le Tao éternel. »
ou
« Le Tao qu’on saurait exprimer n’est pas le Tao de toujours. »
Ou encore
« Le Tao qu’on peut appréhender n’est pas la Tao éternel et infini. »
Cela dit cela est dit pour commencer :
« L’origine du ciel et de la terre est le sans-nom. »
« Obscurcir cette obscurité voilà la porte de toutes les subtilités. »
Voilà un langage obscur par définition à notre entendement, formé par le Logos. C’est que nous touchons là aux forces de l’invisible pour notre esprit ainsi formaté, aux forces de l’Esprit. D’un bout à l’autre de la planète, les passeurs interrogés par Frederika Van Ingen, font souvent référence à des traditions, des pratiques, des rituels, classés dans notre savoir occidental, dans la catégorie du « chamanisme » qui renvoie aussi aux cosmologies animistes (pour reprendre la classification proposée par Philippe Descola dans son livre « Par delà nature et culture »). Encore une fois citons Frederika Van Ingen dans l’un de ses paragraphes conclusifs :
« Vivre le sacré, invisible, avec simplicité. Ce que ces passeurs et leurs expériences confirment, c’est que ce que l’on pourrait nommer « l’invisible », ou le Mystère, existe. Une évidence pour ceux qui l’ont expérimenté, quelle que soit la voie qu’ils ont empruntée, mais en parler ouvertement chez nous est encore un tabou. Car en Occident, sauf à le classer dans le tiroir « religions » ou « ésoterisme » que nous refermons bien vite car il s’agit d’une affaire intime, nous ne savons pas bien mettre cette notion dans notre cosmologie matérialiste. […] D’abord car cet invisible qu’on le veuille ou non, semble bel et bien inscrit dans notre psyché. Le mécanisme d’illusion de contrôle, dont parle Corine Sombrun, en est une illustration. Mais nous en avons perdu le chemin. Comment y accèdent les peuples premiers ? Par l’écoute des sens encore une fois. […] En rendant progressivement sa vie plus confortable et prévisible, l’homme moderne s’est coupé de cette part d’attention active, relâchant au passage la « juste tension » dont parle les Kogis. Or, cette écoute aiguisée des sens et de l’intériorité, pour peu qu’on l’explore à travers l’expérience, mène à des dimensions subtiles, invisibles ou d’autres logiques, d’autres dynamiques, semblent soutenir, animer, voire orchestrer la vie. Qu’elles reposent sur des esprits, des vibrations, des rêves, des chants ou des intuitions, ces logiques et ces dynamiques se fondent sur des notions à la fois simples et complexes à transposer dans la réalité visible : Harmonie et dysharmonie, ou encore unité et séparation (dualité), comme deux faces d’une même étoffe que l’homme doit tisser ensemble, des contraires à relier comme le font les Kogis ou les Maasaï pour maintenir l’équilibre. Rituels et cérémonies sont là, précisément, pour entretenir ce lien en harmonie au quotidien et tout au long de la vie » .
Le dernier chapitre du livre est consacré aux Indiens Kogis de Colombie. Il vient en quelque sorte exprimer la quintessence de ce voyage entrepris à la recherche des racines de la sagesse. Le titre du chapitre s’en veut une formulation synthétique « Libres et ensemble, retrouver l’harmonie » appuyée sur une citation des « Correspondances » de Baudelaire :
« La nature est un temple où de vivants piliers, Laissent parfois sortir de confuses paroles ; L’homme y passe à travers des forêts de symboles Qui l’observent avec des regards familiers. »
Ce chapitre résonne profondément en moi, animé par la symbolique des Tisserand.e.s, révélée en particulier à l’occasion de la lecture d’un autre livre majeur pour moi d’Abdennour Bidar « Les tisserands. Réparer ensemble le tissu déchiré du monde » .
Quelle harmonie avec ce que Frederika Van Ingen dit des indiens Kogis, en reprenant les mots d’Éric Julien, leur médiateur.
« Tisser sa vie : pour les Kogis, c’est plus qu’un art, c’est une posture au monde. Tisser des relations avec l’autre, en marchant de village en village, de clan en clan […] Tisser le lien à l’invisible en l’inscrivant dans le territoire par des offrandes aux lieux sacrés. »
L’une des choses remarquables dans le message d’harmonie que véhiculent les Indiens Kogis est dans la « mochilla », le sac que les hommes tiennent en bandoulière et qui est tissé par les femmes. Deux mochillas en fait , l’une pour les objets matériels et l’autre pour ce qui relie au spirituel. La mochilla reflète la pensée des femmes et symbolise aussi l’utérus comme lieu de transformation où deux éléments, un masculin et l’autre féminin, se rencontrent pour former un 3 : l’ embryon. Comme le fait remarquer Éric Julien, « c’est le principe du vivant. Il faut deux éléments pour qu’il y ait mouvement et donc création ; comme le yin et le yang chinois, le vide le plein, le jour et la nuit ».
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Pour aller plus loin, voici quelques liens utiles à découvrir sur notre site ressources :
- Notre Fiche pédagogique « Penser le Vivant »
- De l’anthropocentrisme au biocentrisme et de l’ego à l’être… humilité !
- Sauver qui ? Sauver quoi ? Le vivant, pas le climat !
- J’arrête de manger des animaux pour préserver la vie sur Terre… et donc la mienne !
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