Depuis quelques années, la marmite de la potion magique chère à Astérix et Obélix bouillonne comme jamais. Le druide Panoramix se plait à en servir une louche à toujours plus de professionnel·le·s, pourtant bien implanté·e·s dans le Système, qui ont connu le fameux déclic. Celles et ceux qui goûtent au précieux élixir basculent alors dans un changement de vie absolument radical pour lancer des projets audacieux au service du bien commun. Je suis particulièrement bien placé pour en parler, puisque je fais partie de ces personnes qui se sont (r)éveillées et qui passent auprès de leurs proches et de leurs connaissances pour des folles et des fous, un peu fêlé·e·s, totalement perché·e·s ou complètement barré·e·s. Pour lancer les interviews de L’Archipel du Vivant, il m’a semblé couler de source de poser mes questions à celle qui m’a offert en juillet dernier la toute première interview depuis le lancement de notre projet et la sortie de mon livre : Emmanuelle Coratti, fondatrice de Back To Earth.

Emmanuelle, tu viens récemment de changer radicalement de vie pour lancer le projet Back To Earth. Peux-tu nous raconter ?

Oui, il y a eu en effet une bascule, même si cela s’est fait par étapes. Après 10 ans à la direction RSE au sein d’un groupe coté en bourse, où j’ai eu une vie professionnelle passionnante et engagée, j’ai néanmoins constaté les limites à vouloir changer les choses de l’intérieur. Je ne crois plus à notre système déconnecté de la réalité des ressources naturelles, et de la complexité du vivant, uniformisé par une économie hors sol, où s’expérimente chaque jour de façon plus aigüe la perte de sens de nos métiers. Face à l’urgence de la crise écologique, je me suis questionnée sur ma place et après avoir fondé l’association Back To Earth, un mouvement militant, sur le thème du retour à la terre, j’ai décidé cet été de quitter mon poste pour m’engager pleinement dans cette aventure associative. Il y a trop peu de temps pour faire des choix tièdes. Alors voilà, j’ai fait le grand saut !

Quel a été le déclic ? À quand remonte ta prise de conscience sur l’impact délétère des activités humaines sur les écosystèmes et le vivant ?

Il y a eu plusieurs déclics. Ma première prise de conscience date d’une vingtaine d’années, alors que je travaillais pour un think-tank de dirigeants d’entreprises, que nous faisions débattre avec des gens extérieurs au monde de l’entreprise sur des enjeux prospectifs. J’ai été très marquée par deux interventions, celles de Maximilien Rouer, pionnier de l’économie positive en France et de Thierry Kazazian, pionnier de l’eco-design. Ça a été ma première grosse claque, avec la prise de conscience de la gravité de la crise écologique mais aussi des possibilités de faire autrement. J’ai voulu m’y consacrer pleinement et j’ai eu la formidable opportunité de mettre en place des démarches allant dans ce sens au sein de l’entreprise dans laquelle j’ai ensuite travaillé. J’ai vu se développer les démarches RSE mais aussi constaté la lenteur et la marginalité des démarches alors qu’il faudrait que celles-ci soient centrales et prioritaires. Un sentiment d’impuissance, alternant avec des épisodes d’espoir m’a envahi. J’ai voulu y croire. Puis j’ai entendu coup sur coup Yves Cochet, Aurélien Barrau et Jancovici, dans la même semaine il y a un peu plus d’un an et là, deuxième électro-choc. Une nouvelle musique s’est mise dans ma tête et je me suis dit qu’il fallait changer de braquet. Les enjeux invitent à plus de radicalité, aussi ai-je décidé de sortir de l’entreprise, avec le choix de faire bouger les lignes, mais cette fois de l’extérieur. 

Crois-tu en l’effondrement de notre civilisation thermo-industrielle ? C’est quoi l’effondrement pour toi ? À quelle échéance penses-tu que notre monde va basculer ? Comment t’y prépares-tu ?

Disons que je crois à une forme d’effondrement. Comment ça s’effondrera, je ne suis vraiment pas assez experte pour le dire. Je crois que nous avons abouti à un système absurde, qui détruit de la valeur au lieu d’en créer, et qui s’est complètement déconnecté de la réalité des ressources naturelles. Je crois à la fin de ce système : il ne faut pas avoir fait beaucoup de maths pour comprendre qu’un modèle économique dont la fonction théorique est de gérer la rareté (étymologie d’économie), et qui à l’inverse fonctionne avec le dogme d’une croissance infinie, ne peut que dysfonctionner. Tant que l’économie n’intègrera pas la fonte du capital environnemental et refusera de payer le «coût nature» de l’industrialisation de ses process, nous courrons à notre perte. Et cette dette, aucune ligne de production, même verte, ne pourra la compenser et les générations futures n’auront de cesse d’éponger. Alors oui, je crois à la fin de tout cela, et à une fin qui risque de faire très mal, car les crises écologiques, sociales, économiques, sanitaires dépendent les unes des autres, avec un phénomène de dominos qui aboutira à une crise tellement majeure qu’on pourra en effet l’appeler effondrement. Mais faute de pouvoir nous transformer par ancitipation, coincés dans la complexité de nos systèmes, où tout dépend de tout maintenant, je ne crois plus qu’à cette crise majeure pour nous amener à tout remettre à plat, tout repenser, et surtout tout reconstruire. Quand cela va se produire, difficile à dire, et c’est peut-être le covid le point de départ… Mais oui je suis maintenant mentalement en posture agile, et je me prépare à gérer des moments difficiles, et aussi à œuvrer à la suite. Personnellement j’ai vendu mon appartement en ville pour acheter une maison à la campagne, avec une source, du terrain, en bordure de rivière avec le projet de savoir faire quelque chose de mes dix doigts, car HEC, ce n’est pas ce qui va m’aider concrètement à me nourrir et survivre, même si cela m’a appris bien des choses, que j’essaie de rendre utiles. Sur le plan collectif en parallèle, le projet de l’association Back To Earth a pour objectif de contribuer à la résilience de notre société par la valorisation et la mise en lien d’initiatives allant dans le sens du retour à la terre. Je m’y consacre pleinement aujourd’hui avec cette conscience aigüe que nous n’avons peut-être que 5 à 10 ans pour agir.

Quelle est la philosophie du projet, sa vision, sa mission, son ambition ?

Il s’agit d’un mouvement sur le thème du « retour à la terre ». Un retour à la terre que nous entendons au sens large : redonner leur place à l’agriculture et aux paysans / rééquilibrer les territoires / reconnecter la société à la terre et au vivant. Sur ces 3 volets distincts mais indissociables du retour à la terre, nous sommes là pour deux choses : semer et relier. Semer, en donnant à voir via notre chaîne et nos publications, la multitude d’initiatives qui existent déjà dans les territoires et qui vont dans le sens de ce retour à la terre. Qu’il s’agisse de paysans, d’élus, d’associations, d’artistes, d’entrepreneurs, de chercheurs, de jeunes. Le monde d’après existe déjà, les alternatives sont nombreuses et il faut les faire connaître. Et puis nous voulons aussi être là pour relier. Je l’ai dit un peu plus haut, mais nous sommes dans des enjeux, complexes, où pour apporter des réponses, on est obligé de croiser les angles et les mondes. Alors nous avons vocation à organiser des rencontres d’intelligence collective digitales ou physiques, sur le thème du retour à la terre, qui rassemblent ces mondes de l’agriculture, de la recherche, des entrepreneurs, de l’associatif, des artistes, des jeunes et des élus. Car c’est en métissant les pensées et les projets que l’on pourra innover, accélérer le changement.

Dans le cadre du projet, tu animes une chaine YouTube avec des vidéos et des podcasts. Quels sont les profils des personnes que tu rencontres ? Leur point commun s’il y en a un ?

Du coup en effet les profils que nous mettons en avant sont très différents, car ce qui nous intéresse c’est justement la diversité des personnes et des initiatives. On trouvera donc aussi bien des interviews de paysans, que de néoruraux ayant monté un coworking rural, que le point de vue d’un gérant d’association, ou l’interview d’auteurs de manifestes. L’engagement pour le retour à la terre peut se manifester de bien des manières et c’est aussi le sens de notre projet que de montrer que chacun peut s’engager à son niveau. Le point commun donc c’est l’engagement et le fait que ces personnes sont actrices de leur vie, et proposent des alternatives.

Quelle est la rencontre qui t’a le plus marquée ? Pourquoi ?

Les rencontres ont toutes été pour moi inspirantes, car derrière les projets, il y a des histoires humaines. Les personnes qui ont fait le choix de se consacrer à des alternatives, de basculer à un moment où un à un autre de leur vie pour ne pas subir leur vie mais participer à la création d’autre chose, cela m’intéresse profondément. L’audace, c’est sans doute ce qui me fascine le plus. Qu’est-ce qui fait qu’à un moment donné on se dit : Non j’ai envie d’autre chose, non je ne veux pas de notre société telle qu’elle est, Oui je suis en tant que citoyen, responsable de cette société et de ma vie, alors Oui je choisis dans tel domaine de sortir du cadre et de proposer autre chose. Qu’est-ce qui fait qu’une personne fait ce choix ? Il y a souvent des phénomènes de rupture (burn out ou proche) qui mènent à cela. Mais j’aime m’interroger sur ce qui crée les déclics et comment les personnes, une fois à LEUR place peuvent alors inspirer les autres. C’est vraiment passionnant. Et on se demande alors comment susciter cela collectivement.

Quel est ton regard sur l’épisode Covid-19 ? Quels enseignements en tires-tu ?

 Et bien justement, je me dis que c’est l’occasion de créer collectivement les conditions d’un ras le bol généralisé qui suscitera peut-être plus facilement les déclics dont nous avons besoin pour que les citoyens se mettent en route et prennent leur destin en main. On peut lire cette crise de bien des manières, et difficile de jouer les madame Irma, on ne saura que dans 20 ans ce que tout cela aura entraîné. On peut y voir avec un œil pessimiste la chute d’un des premiers dominos, qui entraînera successivement la chute des autres et donc les prémices de l’effondrement, si tant est qu’il n’ait pas déjà commencé. Mais on peut aussi y voir, et c’est ce que j’y vois, l’opportunité de prises de conscience chez les individus qui enclenchent alors des choix de vie personnels, professionnels et collectifs. Il y a des « re »-naissances pour reprendre un terme qui t’es cher. Alors oui cela se fait dans la douleur, comme tout enfantement. Mais c’est peut-être notre chance que suffisamment d’initiatives se déploient pour que cela entraîne un effet domino inverse, vertueux, avant qu’il ne soit trop tard. La vulnérabilité de notre système est devenue matérielle, palpable, concrète et c’est peut-être cela qui nous manquait collectivement pour créer un appel d’air. La période est sombre mais ouvre des brèches vers autres chose, on entend largement des discours qui jusqu’à présent n’étaient prononcés que dans des cercles restreints. La résilience par exemple devient un sujet aujourd’hui de débat public et s’invite dans les politiques territoriales. Il manque peu de choses pour qu’on bascule vraiment dans le bon sens. Alors, on essaie d’œuvrer envers et contre tout pour que cette bascule positive s’opère. C’est un choix délibéré pour moi d’essayer de me focaliser sur ce qui va bien, car pour moi l’important en ces temps difficiles, c’est d’être fécond et la fécondité se nourrit d’espérance.

Merci Emmanuelle ! 😉

Emmanuelle m’a elle aussi interviewé pour la chaine YouTube BackToEarth. Je vous invite à découvrir mon intervention podcast.

Nous vous donnons RDV jeudi prochain pour une nouvelle interview.

Pour aller plus loin, voici quelques liens utiles à découvrir sur notre site ressources :