J’adore les anesthésies générales. Je trouve cet abandon forcé fantastique. Quand on me place le masque, quand on me demande de compter jusqu’à 10, à chaque fois, je suis au défi : rester éveillée. Impossible qu’on arrive à m’endormir, qu’on me fasse lâcher prise et pourtant… Inéluctablement, je sens l’égrenage des chiffres se ralentir, ma bouche s’engourdir et je sombre, pour mon plus grand bonheur.
L’anesthésie m’ordonne un repos mérité dans des limbes inconnus, un répit dans nos temps effrénés, contrôlé par le bip des machines. Enfin je dors.
Puis j’ouvre les yeux. Engourdie, vaseuse, mais calmée.

J’aime la vie. On ne peut pas dire qu’on n’aime pas la vie, surtout quand on a tout, surtout quand elle nous a gâtés. On la prend, on la savoure, on la traverse et on dit qu’on l’aime, sans se poser de question, comment pourrait-il en être autrement ? Donc, j’aime la vie.
Sentir l’odeur musquée du crâne de mes enfants,
boire un Pic Saint Loup en terrasse,
commenter les errements du monde,
me faire masser en institut,
voir les yeux de mes élèves s’éveiller autour d’un conte,

apprendre l’humilité en caressant l’écorce d’un arbre parce que c’est à la mode et rentrer chez moi au chaud entre les murs de la ville.
J’aime beaucoup de choses, on m’a éduquée à aimer beaucoup de choses, à les consommer, à les utiliser, à les jeter, à faire comme tout le monde, car si tout le monde le fait, c’est que cela doit être ainsi.
J’aime cette vie, je crois, et la mort n’y a aucune place, c’est un concept insondable dont je me fous totalement. On est, on n’est plus. Il n’y a guère d’équation plus simple. De toute façon, je serai bien contente, quand, cheveux blancs et entourée de ma descendance, l’heure du dernier souffle sonnera, car je pourrai enfin pioncer un peu, dans ce noir bienvenu. Sans rien avoir à faire ni à gérer.

C’est le problème des « control freak » ; ils ne s’arrêtent jamais.
J’exige que les choses soient rangées, classées, organisées à ma convenance.
Cela demande une sacrée gestion mentale, la charge est lourde, mais elle me maintient à la surface, elle me structure, elle m’oblige.
Mon quotidien est une accumulation sans fin, de choses à penser et de choses à assembler, mon cerveau et mes mains ne s’arrêtent que rarement, juste le soir après le coucher des enfants, ma petite compensation pour une existence rondement menée, sagement stratifiée et parfaitement structurée : vin, clope, fromage, série. Voilà ma respiration.
On a fait plus sain, je sais. Je cours tous les matins pour maintenir l’équilibre, si fragile, si ténu, d’une existence stressante, aux injonctions multiples, semblable à tant d’autres et jusqu’ici ça a marché.

Et puis, il y a eu « ça ». Et depuis, c’est le bordel, c’est le désordre, c’est la déconstruction de tout.

Ça. « Ça », c’est la mort justement.
Ce mot qui commence si doucement, le « m » qui initie la mère, la maman, la lettre d’une promesse bienheureuse et d’une vie remplie de félicité et de miaulements de nouveau-né. Puis d’un coup, la gutturale qu’on n’attendait pas, le « r » fait de rage et de colère qui s’immisce sans prévenir dans le moelleux, dans la douce quiétude et les désagrège d’un coup rude.
Ça, c’est la mort soudaine, imprévue, le vautour qui agrippe, enserre le cœur jusqu’au dernier battement et le pulvérise, ne laissant que des miettes.
Je déteste les miettes. Les miettes, c’est l’enfer, c’est l’intrusion inacceptable sur une surface nette.
Les miettes par terre, les vêtements au sol, les poils dans la douche, tout cela interfère violemment avec ma vision manichéenne de l’ordre. Tout a une place.
Les miettes dans la poubelle, les vêtements pliés dans une armoire, les poils dans les tréfonds des tuyaux d’évacuation et surtout, surtout, les morts dans une tombe, tranquille-Émile, à se laisser pousser cheveux et ongles et déverser sans vergogne ni culpabilité des sécrétions dégueulasses sans se préoccuper de ceux qui restent…
Enfin c’est ce que je croyais…
Mais les morts ne savent pas rester à leur place.
Je déteste la mort, elle fout le bordel chez les vivants.
Je n’ai jamais eu affaire aux gouffres, les abîmes de l’âme étaient des contrées inconnues, des tragédies pour les autres, faites pour eux et ne passant pas par moi.
Comment continuer quand notre mythologie fout le camp ?
Comment reprendre pied sans sombrer ?

J’ai besoin d’avoir quelque chose à raconter, car sinon plus rien n’aura de sens et sans sens, j’imploserai, jusqu’à ne plus être qu’une infime particule insipide qui n’aura sa place nulle part. Je retournerai au chaos.
Il me faut un récit, il me faut expliquer la métamorphose, la mue, je dois comprendre ce qui s’est passé, comment tout a changé.
J’ai besoin d’analyser « ça », j’ai besoin d’explorer « ça ».
Qui es-tu Mort ? Je veux te rencontrer, te voir, te toucher, te sentir, te parler. Je veux te sonder. Es-tu faite d’abysses ou de lumières ? Es-tu passage ou impasse ?
Mort, je viens à toi. 

Voici les première phrases de mon dernier livre : « La mue », en commençant son écriture, j’étais loin de me douter des profondes mutations, déjà à l’œuvre, qui allaient m’arriver. J’étais triste, en colère, frustrée par l’épreuve qu’on m’imposait : la mort d’un être cher. J’étais loin de me douter que son acceptation deviendrait, en réalité, un merveilleux cadeau…
J’ai toujours pensé que la vie était immuable, qu’elle était ordonnée dans un sens qui ne pouvait plus tourner, que chaque chose avait sa place, que rien ne devait être dérangé.
J’avais fait mien un imaginaire qu’on ressasse de génération en génération sans se poser de questions. Un imaginaire cloisonné, anesthésié, qui a sciemment éjecté du champ des possibles toute une partie invisible, car il changerait beaucoup de choses si on lui donnait corps.
Vie, Mort. Point barre. Je ne vois pas donc je ne crois pas. Je pense donc je suis.
Nous sommes concentrés avec une ferveur dogmatique sur ce qu’on touche, qu’on voit, qu’on entend, construisant un monde objectif et sans âme. Tout est formaté, structuré, agencé pour que le concret soit roi et l’abstrait, une illusion.

Il y a peu de temps, je ne savais pas que les oiseaux avaient mille langues colorées. Je ne savais pas non plus que les arbres communiquaient entre eux ; que la forêt était une véritable entité qui pratiquait l’entraide et la coopération avec un langage disséminé au fil des pluies, des sécheresses, des tempêtes et des saisons avec des mots trop lents pour l’impatience de l’homme et des phrases trop pudiques dans un monde si bruyant, nous laissant croire que le Vivant pouvait s’appeler nature et que la mort était le néant.

La mort m’a fait découvrir la vie, ce sont des amies mêlées sans fin, se chevauchant et s’enivrant l’une de l’autre. Deux mondes qui me sont devenus visibles, deux mondes qu’on avait oubliés depuis bien trop longtemps.
Et j’avais tort, rien n’est immuable.

Crédit photo : Shutterstock

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