Ce petit parcours philosophique de la pensée du Vivant, arrive à sa fin, ou à son début peut-être. Nous avons cherché au travers de ces différentes étapes, à montrer comment la dialectique du Vivant était suffisamment puissante, pour qu’en dépit des tentatives d’en rendre raison, le Vivant nous échappe, à nous êtres vivants, comme l’œil ne parvient à se voir…  Dans cette dialectique du maître et de l’esclave , encore une fois nous découvrons à nos dépens, qu’en se concevant comme « maître et possesseur de la nature », en vérité,  l’homme se rend prisonnier de la nature . L’idée n’est pas nouvelle.  Elle était déjà bien là dans le livre précurseur de Michel Serres  – l’un des maîtres à penser de Bruno Latour – «  Le Contrat Naturel ».  Dans son dernier chapitre « Cordes, Dénouements », il pointait bien cette double nature des liens, leur ambivalence, tout à la fois ce qui nous entrave, mais aussi ce qui nous sécurise  ; le licou de la chèvre aux pâturages et la cordée sur le flanc abrupt de la montagne, d’un côté la dépendance, de l’autre la reliance. Ainsi nous rappelait-il la force et la puissance du Contrat  d’abord du « contrat social », ignorant notre enracinement dans la Nature, jusqu’à redécouvrir Gaïa et l’importance d’un nouveau « Contrat Naturel ».

« Le contrat naturel » dans le chapitre conclusif « Cordes, dénouement »

 « Liés ensemble par les lignes les plus puissantes que nous ayons jamais su tisser, nous comprenons la Terre et elle nous comprend, non pas seulement pour les spéculations de la philosophie, ce qui ne tirerait point trop à conséquence, mais par un jeu d’énergie énorme qui peut devenir mortel pour ceux qui habitent ce contrat.
Nous vivons  contractuellement avec la Terre, depuis récemment. Comme si nous devenions son soleil ou son  satellite, comme si elle devenait notre satellite ou notre Soleil. Nous nous tirons, nous nous tirons l’un l’autre. Au bras de fer, à la corde ombilical, au lien sexuel ? Tout cela et plus encore. Les cordes qui nous attachent ensemble forment un troisième monde, en somme : nourricières, matérielles, scientifiques et techniques, informationnelles, esthétiques, religieuses. Equipotents à elle, nous sommes devenus la biplanète de la Terre qui devient également notre biplanète, liés tous deux par toute une planète de relations. Nouvelle révolution, au sens copernicien, pour notre grandeur et nos responsabilités. Le contrat naturel ressemble à un contrat de mariage, pour le pire et et le meilleur » (p171)

Cette mise en évidence de la dialectique des liens , c’est le projet de la maison d’édition  « Les Liens qui Libèrent » ; en pensant donc  les liens d’abord comme force de libération, comme le développe  la présentation qu’elle fait d’elle-même :

« Depuis la fin du XIXe siècle avec le darwinisme, la relativité, la physique quantique, la psychanalyse, l’analyse systémique, l’essor de l’épigénétique, mais également la peinture abstraite, le surréalisme… irréductibles à l’idée classique de représentation, les liens sont reconnus constitutifs de toutes expressions de la réalité. Chaque entité ou système se construit, se développe, se diversifie par les interactions qu’il entretient avec son milieu. Que ce soit en biologie (une cellule ou un organisme ne se développe pas isolément), en physique (il n’y a pas de chosification de la matière), en psychologie (un nouveau né meurt si il n’est pas affectivement entouré), en ethnologie (le rôle du don et du contre don dans les sociétés humaines), dans les domaines de l’économie (qui se définit d’abord par l’échange), sociaux (la question de la redistribution ou l’idée qu’une société est davantage que la somme de ses membres), et bien entendu environnementaux ( interdépendance de chaque niveau de réalité).
Or nos sociétés occidentales sont marquées du sceau de la déliaison : économisation du monde, financiarisation de l’économie, individualisme exacerbé, perpétuation de l’idée de l’homme comme « maître et possesseur de la nature », croyance en l’autodétermination de l’individu, déni du sujet symbolique ou imaginaire, biologisation des comportements, crise de la solidarité sociale, approche fragmentée des savoirs, prégnance du réductionnisme dans les sciences, crise du lien démocratique, marchandisation des relations sociales ou du vivant… »

voir : http://www.editionslesliensquiliberent.fr/unepage-presentation-presentation-1-1-0-1.html

 

La maison d’édition ouvre l’horizon des nouveaux récits. On y trouve rassemblés, publiés de nombreux auteurs et titres qui disent bien avec Bernard Stiegler la nécessité de « bifurquer » , parce qu’il n’y a pas alternative à cette nécessité, et parce que dans cette voie l’horizon est plus lumineux. Bifurquer,  c’est fondamentalement changer son regard par rapport aux liens pour les penser dans les terme de l’interdépendance, mais aussi de la diplomatie. C’est (re)Penser le vivant. C’est là aussi l’un des titres de la collection qui reprend des textes de la rubrique « Idées » de l’OBS.

L’introduction de l’ouvrage dit  bien cette effervescence toute récente et toute puissante,  du vivant – « le vivant en ébullition » –  avec d’entrée, cette  éco-fiction de Bruno Latour publiée en 2015 dans les pages « Idées », où il voyait  pour  la COP21  défiler à la table des négociations des délégations inattendues : délégations  des océans, des espèces en voie d’extinction, de l’atmosphère, des peuples indigènes … Une façon de mettre sur la table le problème avec lequel la philosophie politique se débat désormais : l’homme peut-il vivre avec le « non-humain » et cesser de considérer le monde comme un grand réservoirde matière premières à sa disposition ? Pour le dire plus succinctement : comment « penser le vivant » sans le détruire ?

« Penser le Vivant », c’est aussi faire droit ainsi à « La Pensée Ecologique » telle que l’entends le philosophe Timothy Morton , c’est-à-dire si l’on tire le fils par lequel elle passe et penses, en reliant les êtres et les choses pour en faire des « hyper-objets » qui dépassent le cadre de la pensée ordinaire. C’est la manière même de penser tout cela qui est transpercée. C’est ce qu’il appelle la pensée du « maillage du vivant » ;  encore « Penser Grand », au-delà de l’infini que l’on est capable de penser.  Tout cela a quelque chose à voir avec la  pensée de l’anthropologie symétrique qu’on a pu découvrir avec Bruno Latour et de sa théorie de « l’acteur réseau ».  

« Chaque forme de vie est littéralement familière : c’est de là que nous descendons génétiquement. Darwin imagine un arbre aux ramifications infinies . Le maillage en revanche, n’indique pas un point de départ précis, et ces « grappes » de «  groupes subordonnés »  sont loin d’être linéaires ( ils « ne peuvent pas être rangés en une même ligne » ). Chaque point du maillage est à la fois le bord d’un système de points, si bien qu’il n’y a ni centre ni bord absolus.  Mais l’image de l’arbre offre une merveilleuse façon de conclure le chapitre sur la sélection naturelle :  « le grand Arbre de la Vie, qui emplit la croûte terrestre de ses branches mortes et brisées et en couvre la surface de ces belles ramifications toujoursbranchantes. » Une « ramification » est une branche et une implication, une pensée branchante , qui se ramifie.  Darwin réunit interconnectivité et pensée écologiques.
La pensée écologique consiste effectivement dans les ramifications du « fait véritablement stupéfiant »  du maillage. Toutes les formes du vivant constituent  le maillage, ainsi que toutes les formes mortes, tout comme leur milieu, composé lui aussi d’êtres vivants et non-vivants.  Nous en savons davantage aujourd’hui sur le premier Grand Cataclysme climatique – la façon dont les formes du vivant ont  modelé la Terre (prenez l’exemple du pétrole, de l’oxygène ). Nos voitures roulent à  l’extrait de dinosaure écrasé.  Le fer est essentiellement un produit dérivé du métabolisme bactérien. Tout comme l’oxygène. Certaines montagnes ne sont rien d’autre que des coquillages et des bactéries fossilisées. La mort et le maillage vont de pair dans un autre sens aussi, car la sélection naturelle implique l’extinction.

[…]

La crise écologique nous fait prendre conscience de l’interdépendance de toute chose. Ce qui a pour résultat l’effrayante sensation qu’il n’y a littéralement plus de monde. Nous avons gagné Google Timothy Morton  « La Pensée Ecologique »  dans le chapitre « Penser Grand »

Timothy Morton "La Pensée Ecologique" - Citations p 57 à 59

Au moment de conclure cet article,  venant lui-même clôturer cette série de « la pensée du vivant » qui nous a conduits de Aristote à « La Pensée Ecologique » de Timothy Morton, nous en venons à nous interroger sur cette articulation de l’écologie et de la philosophie. C’est aussi cette question qui est posée dans le dernier chapitre d’un petit manuel de poche en forme d’anthologie « des pensées de l’écologie » [Les Pensées de l’écologie – Un manuel de poche – Baptiste Lanaspeze, Marin Schaffner (Éds.)] :  « qu’est-ce que l’écologie fait à la philosophie ? »

« L’autorité de la raison et de la rationalité est remise en question par les pensées de l’écologie, qui invitent à concevoir l’intelligence humaine dans la perspective d’une intelligence plus vaste qui  inclut la relation, l’animalité, l’émotion.

Science des relations, l’écologie invite à retrouver dans le Logos grec ce que la rationalité a de situé, de dialoguant, de social, d’oral, de vivant.
En rouvrant  la question de la nature qui était à l’aube de la philosophie ( cette vieille « physis » qui avait fasciné les premiers physicien-philosophes d’avant Socrate et Platon ), les pensées de l’écologie interrogent  la philosophie dans ses fondements, lui offrent de nouveaux doutes, une cure d’humilité, de nouveaux étonnements –  et un nouveau printemps » 

Pour terminer , laisson la parole à la philosophe éco-féministe Val Plumwood qui écrit dans son ouvrage de 2002 « La crise écologique  de la raison » :

« La crise écologique à laquelle nous sommes confrontés  est donc à la fois une crise de la culture dominante et une crise de la raison ,  ou plutôt ,  une crise de la culture de la raison ou de ce que la culture mondiale dominante a fait de la raison. Certains pourraient être tentés de suggérer que la raison est une expérience de la part de l’évolution, et que son orgueil et son incapacité à reconnaître sa propre dépendance à l’égard de l’ordre écologique montre que la raison elle-même est en fin de compte un danger pour la survie. Mais nous n’aurions pas besoin de porter un jugement pessimiste et radical sur le dysfonctionnement de la raison si nous reconnaissions la raison comme plurielle et comprenions son caractère politique comme faisant partie de son contexte social. Ce n’est pas la raison elle-même qui pose problème, je crois, mais plutôt ses formes arrogantes et insensibles qui ont évolué dans le cadre du rationalisme et de son récit dominant de la maîtrise par la raison de la sphère opposée de la nature et de son désengagement des éléments contaminants de l’émotion, de l’attachement et de l’incarnation de la nature. De plus en plus ces  de raison considèrent  le monde matériel  écologique comme superflu. La révision de nos concepts de rationalité pour les rendre plus conscients et responsables sur le plan écologique et l’un des principaux thèmes de ce livre. La raison a été transformée  en un véhicule de domination et de mort ; elle peut et doit devenir un véhicule de libération et de vie »

Val Plumwood - citation extraite de "La crise écologique de la raison"

Voici donc une veine  critique de la raison que l’on pourra reprendre avec le dernier livre de Yves Citton qui vient de paraitre « Altermodernités des Lumières »…

Illustration principale de l’article – William Blake, « Oberon, Titania and Puck, with the fairies, dancing ». 1786

Soutenez-nous sur Tipeee afin de nous permettre de constituer une équipe solide !

Dès le début de l’aventure, nous souhaitions pouvoir rétribuer 3 à 4 personnes qui seraient totalement dédiées à notre grand projet. Depuis fin mars 2020, notre équipe cœur a grandement fluctué en raison notamment de la nécessité de gagner sa vie et de l’éco-anxiété qui a déjà directement touché 3 membres de notre équipe. Plusieurs personnes motivées et engagées ont dû quitter à contre-cœur notre belle épopée…
De la disponibilité – pouvoir consacrer 100% de son temps et de son énergie – et de la sérénité – en étant rétribué·e pour accomplir notre noble mission -, telles sont les deux conditions qui nous permettraient enfin d’aller au bout de nos rêves les plus fous en œuvrant efficacement au service du Vivant. 
Notre objectif est de recueillir, grâce à vos tips mensuels, entre 6 000 et 8 000 euros.
Nous comptons sur vous. Un immense merci d’avance ! 😉