Le nucléaire civil a été imposé dans certains pays, en particulier la France, avec la promesse d’une énergie fiable, peu chère et abondante. Mais la crise énergétique de 2022 a dévoilé les limites de cette promesse intenable, car le modèle du système électrique français a flanché au pire moment de l’histoire.
Une exception française
Avant les récents déboires du parc, le nucléaire français fournissait environ 80% de notre électricité. Cette hégémonie est unique au monde, les autres pays les plus nucléarisés dépassant à peine les 50% d’électricité d’origine nucléaire. Au niveau mondial, l’écart est encore plus flagrant, car cette source d’énergie ne représente que 10% du mix électrique.
Les plus anciens d’entre nous se souviennent probablement du lancement de la construction du parc nucléaire, au moment des chocs pétroliers des années 1970. La décision de la construction avait été prise sans aucune consultation démocratique, et avec une répression violente des contestations. L’état était fort, et sûr de son bon droit.
Les raisons de ce programme étaient à puiser selon l’état dans les effets des chocs pétroliers. C’était la concrétisation du slogan :
« En France on n’a pas de pétrole, mais on a des idées ! »
Mais cette raison, à priori évidente, était déjà à nuancer, car la deuxième raison peu avouable était militaire : le programme nucléaire civil permettait la perpétuation du développement de l’armement nucléaire, grâce à la production de certains produits de fission (plutonium), et grâce aux différentes technologies du combustible dont la maîtrise est nécessaire aux deux domaines.
Un pays possédant l’arme nucléaire possède forcément un important parc de centrales nucléaires, l’inverse n’étant pas vrai.
L’abondance énergétique
La centrale nucléaire porte en elle les stigmates de l’explosion nucléaire, la réminiscence de l’énergie apocalyptique d’Hiroshima. Mais la prétendue maîtrise technologique voile l’horreur, pour ne montrer que la puissance infinie.
La domestication de cette énergie crée dans notre imaginaire une abolition des limites. Dans les années 1960–70, on pensait que cette prouesse allait apporter de l’énergie à toutes les infrastructures humaines, de la cuisine à la fusée de Tintin (et son moteur atomique).
À cette époque la communication étatique insistait sur ces bienfaits, et oubliait bien sûr tous les défauts et tous les risques.
Je parlerai des risques plus tard, à la lumière des événements postérieurs qui les ont rendus tangibles et je vais d’abord me concentrer sur la notion de limites et sur celle de l’abondance.
Au sortir des trente glorieuses, la croissance n’était que très peu remise en question. Elle était synonyme de prospérité, de réduction de la pauvreté, de santé, d’allongement de l’espérance de vie…
Si la critique était rare, elle existait tout de même. Le club de Rome et son rapport sur “les limites de la croissance” mettait déjà en évidence que la raréfaction et les tensions sur les ressources allaient probablement mettre un terme à la croissance infinie.
L’intérêt de cette analyse était le côté multifactoriel, car avec une croissance infinie, l’humanité rencontrerait des limites multiples: pic pétrolier, raréfaction des métaux, manque de terres arables, réduction de la biodiversité, manque d’eau… C’est exactement ce que nous vivons aujourd’hui.
Et donc, pour en revenir au mythe de l’abondance énergétique colporté par le nucléaire civil, la pensée est inverse, comme un cheval avec des œillères. On est clairement dans une utopie qui ignore tous les facteurs externes. Or l’énergie abondante et peu chère, même si elle était possible (ce qui n’est pas le cas, en vérité), ne réglerait pas les problèmes des autres facteurs limitants, comme le manque d’eau, de métaux, de terres etc.
Le penseur Ivan Illich était également un fin critique de ces modèles de production industrielle et il expliquait dans ses ouvrages comment des systèmes intégrés, généralisés et institutionnalisés finissaient par faire l’inverse de ce pour quoi ils avaient été créés : la voiture généralisée finissait par nous faire perdre du temps, l’école finissait par uniformiser les individus et les rendre bêtes, le système médico-industriel nous rendait malades…
De la même manière, le système électro-nucléaire finirait par gaspiller l’énergie encore plus qu’avant.
C’est ce qu’il s’est passé en France, d’abord parce-que ce programme nucléaire civil a été accompagné d’une vaste promotion de la consommation d’électricité :
- le parc de centrales avait été largement sur-dimensionné, probablement pour anticiper une forte croissance de la consommation d’électricité ;
- on a ensuite incité fortement tous les propriétaires de logement à installer des convecteurs électriques, pour consommer toute cette production d’origine nucléaire, et faire marcher les centrales à plein régime. À noter que dans le même temps d’autres pays interdisaient ces appareils dans la construction neuve, en raison de leur mauvaise performance énergétique.
- et enfin, pour fourguer cet excédent de production, des contrats long-terme (sur plusieurs décennies) de fourniture d’électricité à prix cassés ont été signés avec les grands pays limitrophes (Suisse, Espagne, Allemagne, Italie).
Avec ces mesures d’accompagnement, la production d’électricité a grimpé, et les programmes de préservation de la ressource se sont étiolés au cours de la décennie 1980 :
- fini la “chasse au gaspi” des années 1970: la France a commencé a prendre un retard important sur l’amélioration de l’isolation des logements. Aujourd’hui on a quasiment une moyenne de consommation énergétique au m² double de celle de l’Allemagne.
- finis aussi les projets sur les installations d’énergie renouvelables. Le four solaire d’Odeilho, installation emblématique des années 1970, a été progressivement abandonné, avec la plupart des projets de recherche associés, pour devenir une sorte de relique de l’époque pré-nucléaire. Le nucléaire a siphonné par la suite près de 95% des crédits de recherche dans l’énergie électrique en France.
Le fiasco actuel
On en arrive à 2022, année de la grande crise énergétique mondiale. Surprise, le parc nucléaire vieillissant n’est pas si sûr et fiable qu’on le laissait croire.
C’est que Fukushima est passé par là ! Trois cœurs nucléaires qui explosent et se répandent, dans un pays développé dont la maîtrise technique et la rigueur n’étaient plus à prouver…
Or, avant cet événement, tous les nucléaristes du monde classaient l’accident dit de la “grosse brèche” (du circuit primaire nucléaire) dans la case “impossible” , mais l’impossible est tout de même arrivé. Et si lors de Tchernobyl les soviétiques Ukrainiens pouvaient être considérés comme des exploitants pas assez précautionneux, ce n’est pas du tout le cas des Japonais.
Un des effets de cette catastrophe a été de ralentir fortement la plupart des programmes électro-nucléaires mondiaux. Depuis cette date, de plus en plus de centrales anciennes ferment et ne sont pas remplacées…
Et la part du nucléaire dans l’électricité mondiale ne cesse de baisser.
L’autre effet important de Fukushima (mais aussi de Tchernobyl et des autres incidents nucléaires majeurs) a été de renforcer drastiquement les critères de sûreté des centrales. Ce renforcement a rendu globalement plus chère l’électricité nucléaire. D’ailleurs le coût du kWh nucléaire est considéré comme sous-évalué en France, car de nombreux coûts externes sont pris en charge par la collectivité: R&D publique, construction du parc par l’entreprise publique, sauvetage d’AREVA, surveillance et stockage des déchets nucléaires pour des milliers d’années…
Comme aveu de cet investissement étatique, le gouvernement (pourtant de tendance néo-libérale) envisage de renationaliser EDF : il est évident qu’aucune entreprise privée ne se risquerait à de tels aléas financiers sur de telles durées.
Ces nouvelles contraintes de sûreté sont en partie responsables du fiasco de l’ EPR (en particulier celui de Flamanville). Les gammes de fabrication sont tellement strictes qu’elles sont presque inatteignables : la moindre microfissure dans la cuve ou sur une soudure rend l’accident majeur possible (maintenant on en est conscient). Et l’expérience nous montre qu’un accident majeur rend à peu près 1000 km² du territoire inhabitable. Et l’EPR de Flamanville, après avoir triplé sa facture et sa durée de construction, n’est toujours pas en service.
Les EPR supplémentaires voulus par le gouvernement actuel ne seront probablement pas mieux bâtis, et de toutes les façons ils arriveront trop tard, tant pour la crise énergétique que pour le réchauffement climatique. Le secteur nucléaire recrute et cherche déjà les talents permettant de relever le défi, alors que depuis plus de vingt ans les jeunes se détournent de cette filière passéiste. Au sein d’EDF les mutations vers le secteur nucléaire sont depuis longtemps prioritaires (les fiches de poste pleuvent par centaines sur le portail des mutations internes), car nombre d’agents refusent d’y travailler, soucieux des risques radiologiques et peu enclins à subir son ambiance semi-militaire. Depuis longtemps, dans les écoles d’ingénieurs, l’association SFEN (Société Française de l’Énergie Nucléaire) fait de la propagande pour attirer les futurs diplômés, sans grand succès. C’est d’ailleurs le seul lobby présent à cette échelle dans le milieu académique, et il ne souffre pas de défauts de financement…
Mais la tendance est plutôt aujourd’hui du côté de la désertion, dommage !
Pour la même raison de sûreté, sur le parc existant, les micro-fissures détectées récemment sur le circuit de refroidissement de secours ne sont pas acceptables. C’est ce qui a conduit à la situation actuelle, avec l’arrêt de près de la moitié des réacteurs pile au moment d’une crise énergétique mondiale majeure. Cet évènement a fait sortir de son antre une autre “bête noire” du parc nucléaire français, connue, redoutée, mais balayée d’un revers de la main par tous les nucléaristes. On la nommait “le défaut générique”. Cet écueil était prévisible et l’adage populaire “on ne met pas tous ses œufs dans le même panier” aurait dû nous y préparer. Mais vu que tous les réacteurs français sont aujourd’hui sur le même modèle (réacteurs à eau pressurisée), à quelques détails près dont la taille, un défaut constaté sur une tranche peut s’avérer être présent sur toutes les autres. Et l’affaire est grave, car ceci induit des arrêts en cascade (comme aujourd’hui) et un coût de maintenance multiplié.
Que faire avec le boulet nucléaire ?
Une transition en douceur vers plus d’économie d’énergie et vers plus de renouvelable serait souhaitable, mais on aurait dû s’y atteler il y a longtemps. Cette transition, c’est celle qui est prônée et étudiée par l’association Négawatt depuis les années 2000.
« On réduit le besoin, on augmente l’efficacité énergétique tous azimuth et on augmente la part des énergies renouvelables.«
Ce scénario permettait à terme la réduction voire la suppression des centrales nucléaires…
Dur à avaler pour un état nucléaire. Et pourtant la faisabilité d’un scénario de ce type a été confirmé par l’ADEME (entreprise publique) et par le RTE (filiale d’EDF en charge du transport d’électricité).
Les deux freins pour la mise en œuvre d’une telle transition ne sont pas d’ordre technique, mais plutôt culturels et politiques :
- c’est d’abord la notion d’abondance énergétique, déjà ancrée dans notre imaginaire français, qui nous empêche de plonger franchement dans les économies d’énergie. On a tous pris l’habitude d’avoir une électricité à un prix plutôt bas, et on la consomme sans modération. Pour preuve, les programmes de rénovation énergétique du bâti semblent ambitieux sur le papier, mais en réalité leur impact est réduit car il n’atteignent jamais les objectifs fixés: chaque année, le nombre de rénovation type BBC (bâtiment basse consommation) est ridiculement faible. Donc le gouvernement agit préférentiellement sur la production plutôt que sur la consommation : le problème est pris à l’envers.
- c’est ensuite la centralisation du pouvoir qui va de paire avec la centralisation de l’énergie nucléaire: une ribambelle de grands chefs et de notables tirent leur pouvoir et leur argent de cette centralisation, et ils ne veulent pas abandonner cette logique verticale sans lutter.
C’est pour ces deux raisons que la France reste bloquée dans cette logique du tout nucléaire. Il n’est jamais trop tard pour entamer la transition, mais plus on attend et plus ce sera compliqué et coûteux. Les stratégies d’EDF à l’international, et la logique du tout nucléaire ont déjà coûté très cher, à tel point que cette entreprise sur-endettée est au bord de la banqueroute. La re-nationalisation est pour le moment son seul salut.
La crise énergétique met en évidence le manque d’efficacité de la stratégie passée, en particulier sur la piteuse performance énergétique du bâti français. L’isolation, si elle est bien réalisée, ne peut pas tomber en panne, contrairement à une centrale nucléaire. Elle a une durée de vie de 40 ans voire plus, sans intervention, et elle aurait amorti efficacement la crise énergétique actuelle.
Et puis les lobbyistes du nucléaire sont habiles et motivés (et ils ont un financement sans limite…). Le cas de Jean-Marc JANCOVICI est emblématique : il n’a jamais travaillé dans le secteur directement, mais les clients de son cabinet (Carbone 4) sont EDF et d’autres grands acteurs de la filière nucléaire. Quoiqu’il en soit, il est depuis ses débuts un fervent défenseur de cette énergie, même si les arguments changent au fil des années. Maintenant il met même un faux-nez d’écolo (note de la modération : l’expression « faux nez d’écolo » n’engage que son auteur).
Et les risques ?
Bien sûr, au delà de la contre-performance de la stratégie énergétique en France, les risques liés au nucléaire sont clairement minimisés par les décideurs.
Les acteurs nationaux de la filière ne sont pas plus rigoureux que les japonais, et le risque d’accident majeur en France n’est donc pas plus faible qu’à Fukushima. De plus la probabilité de survenue d’un accident est multipliée par le nombre important de réacteurs (56).
Nous avons déjà eu des incidents sérieux en France :
- fusion partielle du coeur à Saint Laurent des eaux en 1980,
- incident majeur en 99 à la centrale du Blayais.
- et les centrales Françaises de type “réacteur à eau préssurisé” sont les mêmes que celles de Three mile island, dont un des coeurs à fondu en 79 (USA).
De plus, depuis 20 ans, le service public EDF s’est transformé en multinationale agressive, et les centrales sont devenues des sources de profit au détriment de la maintenance, de la sécurité, de l’humain et de l’environnement (avec toujours plus de sous-traitance trop peu formée et prenant les plus gros risques en terme d’exposition radiologique).
Il y a aussi le problème des déchets nucléaires, que l’on prétend solutionner miraculeusement par l’enfouissement à Bure. Or personne ne peut prévoir les aléas pour la centaine de milliers d’années à venir. Un stockage de fûts allemand (en ancienne mine de sel) a commencé à fuir au bout d’une décennie, et un stockage américain a déjà subi un incendie souterrain gravissime.
Un stockage en surface ou subsurface serait plus sage, mais avec cette option les partisans du nucléaire ne cachent plus le problème, ce qui nuit à l’image de la filière.
Créer sa résilience
Il n’y a pas d’énergie parfaite, et c’est ce qui légitime avant tout la nécessité de la réduction du besoin, comme le préconisent les partisans de la sobriété. Ce mot (sobriété) est récemment devenu populaire en haut-lieu, car il devient le seul moyen de faire face à la crise énergétique lorsque les moyens de production sont défaillants. Mais dans ce cas, ce n’est pas une action, mais une soumission aux événements non anticipés.
Il serait temps de mettre en œuvre une vraie décroissance énergétique, avec des actions volontaristes et débattues pour permettre de choisir les secteurs les plus utiles à notre vie en société. Chaque crise (sanitaire, énergétique, économique…) nous oblige à y réfléchir, mais rester dans une illusion d’abondance énergétique (avec le nucléaire) ne fait que retarder ces actions.
La construction de nouvelles centrales nucléaires ne solutionnera rien dans le temps imparti, et sera probablement un nouvel échec, mais le gouvernement a peut-être besoin de ce nouvel échec pour enlever ses œillères.
Au niveau individuel, nous avons tout de même des cartes maîtresses pour faire face à la situation, car nous choisissons nous-mêmes notre niveau de consommation. Il est déjà possible de vivre confortablement en consommant 3 à 4 fois moins d’énergie que le français moyen. Si la résilience n’est pas engagée au niveau national, on peut dès maintenant la mettre en œuvre au niveau individuel et au niveau de groupes locaux.
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Merci pour cet article, pour comprendre les projets secrets du gouvernement français sur la production électrique et sur le sort qu’il réserve à EDF, vous pouvez visionner cet entretien édifiant de Le Média » RÉVÉLATIONS : COMMENT MACRON LE « BANQUIER D’AFFAIRES » MENACE EDF (MARC ENDEWELD ET PHILIPPE BRUN) » : https://peertube.stream/w/6vviB71G8hkpRXm1vjYwFr